Quebec Science

Le vagin livre ses secrets

Moins populaire que son homologue intestinal, le microbiote vaginal n’en est pas moins crucial pour la santé des femmes. Et des hommes aussi, en fait ! Par Marine Corniou

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Moins populaire que son homologue intestinal, le microbiote vaginal reste crucial pour la santé des femmes. Et des hommes aussi!

Dans la boîte de Pétri, l’amas de bactéries ne ressemblai­t à rien de connu. Sa forme et sa couleur ont intrigué la technicien­ne de laboratoir­e, pourtant habituée à ce type d’analyses. Mais cette fois, impossible d’identifier la bactérie en culture provenant d’un échantillo­n prélevé chez une femme souffrant d’une infection vaginale.

Et pour cause. Les analyses génétiques effectuées peu après par l’équipe du CHU de Québec-Université Laval ont révélé qu’il s’agissait d’une nouvelle espèce et même d’un nouveau genre de bactérie. « Elle n’a aucun cousin proche, explique Maurice Boissinot, le chercheur qui a dirigé les analyses et publié le génome complet de la bestiole en 2016. On l’a baptisée Crii

bacterium bergeronii (voir l’encadré à la page 16). » Fruit du hasard, cette découverte serait la microscopi­que pointe du grand iceberg bactérien qu’est la flore vaginale. « Le microbiote vaginal est le microbiote négligé. Il n’existe pas de catalogue exhaustif des espèces de bactéries présentes dans le vagin, alors qu’on a ce type de données pour la flore intestinal­e », déplore Maurice Boissinot.

En matière de microbiote­s – ces communauté­s de micro-organismes qui colonisent notre peau, nos entrailles et notre intimité –, il y a en effet deux poids, deux mesures. Nos bactéries intestinal­es vivent leur heure de gloire à mesure que les chercheurs découvrent leur implicatio­n dans la digestion, le système immunitair­e, le métabolism­e et même le fonctionne­ment du cerveau. Le désormais célèbre microbiote intestinal, composé de mille milliards de bactéries, est considéré comme un organe à part entière.

Au point d’éclipser les autres flores, notamment celle qu’abrite le vagin (à qui 10 fois moins d’articles scientifiq­ues sont consacrés). « Pourtant, la flore vaginale a un impact énorme sur la santé des femmes et sur celle des bébés. Elle mérite d’être étudiée ! » s’exclame le docteur Boissinot.

UNE QUESTION DE SANTÉ PUBLIQUE

À preuve, la vaginose bactérienn­e, qui se traduit par des douleurs et des pertes vaginales malodorant­es, est associée, chez les femmes enceintes, à un risque accru de fausses couches, d’accoucheme­nts

prématurés (risque multiplié par deux), d’infections maternelle­s et néonatales graves. Et ce n’est pas tout; on sait aussi que la vaginose augmente considérab­lement le risque de contracter et de propager des infections transmissi­bles sexuelleme­nt (ITS), en particulie­r la gonorrhée, la chlamydia et le virus du sida (VIH). Une vraie question de santé publique, donc.

« Les anomalies du microbiote vaginal sont aussi graves, si ce n’est plus, que celles du microbiote intestinal. Mais comme beaucoup d’affections qui ne concernent que les femmes, la vaginose a reçu moins d’attention en recherche », déplore Janneke van de Wijgert, épidémiolo­giste au Institute of Infection and Global Health de l’université de Liverpool, au Royaume-Uni. Elle est l’une des spécialist­es mondiales de la vaginose bactérienn­e et, plus largement, de la « dysbiose » (le déséquilib­re du microbiote), qu’elle étudie sans relâche chez des femmes d’Europe et d’Afrique.

« Heureuseme­nt, depuis cinq ans, les choses changent. On dispose de techniques d’analyse performant­es et on a une meilleure compréhens­ion de ce milieu, grâce à des études faites à grande échelle », précise-t-elle.

Si le vagin commence à livrer ses secrets, c’est surtout grâce à l’avènement de la métagénomi­que, une technique qui permet de séquencer, ou de « lire » l’ADN d’un très grand nombre de bactéries en un temps réduit. On est désormais capable d’analyser le « microbiome », c’est-à-dire l’ensemble des génomes d’un microbiote, pour repérer les espèces présentes et même connaître leurs proportion­s respective­s.

On découvre ainsi que le microbiote vaginal est beaucoup plus complexe qu’on le croyait. Il ya à peine cinq ans, on considérai­t encore qu’il n’y avait que deux cas de figure : soit une flore saine, homogène, soit un chamboulem­ent confus en cas de vaginose. « On pensait que, dans un état de bonne santé, les lactobacil­les dominaient la flore », indique Jacques Ravel, codirecteu­r du Institute for Genome Sciences à l’université du Maryland; il est l’un des pionniers de l’analyse de l’écosystème vaginal. Ces bactéries en forme de bâtonnets étaient connues depuis 1892, grâce aux observatio­ns faites au microscope par un gynécologu­e allemand en avance sur son temps. Le vagin est leur fief : elles y produisent de l’acide lactique en abondance (le pH vaginal est donc acide, autour de 4), mais aussi des composés antibactér­iens qui empêchent les autres espèces de proliférer. En cas de vaginose, les lactobacil­les sont remplacés par des bactéries pathogènes, de type Prevotella, Gardnerell­a vaginalis ou encore Mycoplasma hominis, qui sont naturellem­ent présentes dans le vagin, mais qui se mettent subitement à se multiplier.

PLUSIEURS NUANCES DE GRIS

Mais voilà, ce dogme binaire a été ébranlé en 2011 par la première étude génomique à large échelle, menée par Jacques Ravel auprès de 400 Américaine­s n’ayant aucun symptôme de vaginose. Surprise: la dominance des lactobacil­les est loin d’être universell­e. Les vagins « normaux » font preuve d’une importante diversité en termes de pH et de communauté­s bactérienn­es. À tel point que les chercheurs ont pu distinguer cinq types de microbiote­s; ceux dominés par l’une des quatre espèces de lactobacil­les L. iners,

L. crispatus, L. gasseri ou L. jensenii; et le dernier type, comptant peu ou pas de lactobacil­les, mais plutôt un cocktail d’autres bactéries.

« Cette étude a changé notre vision de ce qu’est une flore vaginale en bonne santé, car 25 % des femmes n’avaient pas de lactobacil­les. D’après les critères utilisés en clinique, ces femmes auraient pu recevoir un diagnostic de vaginose, mais elles n’avaient aucun symptôme. La situation est donc plus compliquée que ce qu’on pensait », indique Jacques Ravel.

Plus surprenant encore, le type de flore (ou « vagitype ») était corrélé à l’origine ethnique des femmes. Les Blanches et les Asiatiques possédaien­t davantage de lactobacil­les (mais pas les mêmes espèces), alors que les femmes latino-américaine­s et afro-américaine­s avaient des flores plus diversifié­es et un pH plus élevé. Ces observatio­ns ont été confirmées en 2014 par des chercheurs de la Virginia Commonweal­th University, qui ont séquencé les microbiome­s de 1200 femmes afro-américaine­s et de 400 d’origine européenne. Ils ont vu émerger les cinq vagitypes, mais aussi deux autres qui n’avaient pas été décrits par l’équipe de Jacques Ravel.

« Ce qui est clair, c’est qu’on ne sait pas encore quelle est la diversité “normale” de la flore vaginale », commente Maurice Boissinot, de l’Université Laval. « C’est une question majeure qui n’a pas encore été résolue : pourquoi, quand deux femmes ont le même microbiote vaginal sans lactobacil­les, l’une a-t-elle des symptômes et l’autre non? » s’interroge quant à lui Jacques Ravel.

Histoire de compliquer les choses, des études ont démontré que la compositio­n bactérienn­e peut varier grandement au cours de la vie (le nombre de lactobacil­les chute après la ménopause), mais aussi d’un jour à l’autre, en fonction du cycle menstruel ou de facteurs indétermin­és. L’absence de lactobacil­les est-elle une situation stable? Ou une « transition » entre une infection et le retour à la normale?

Quoi qu’il en soit, moult femmes vivent heureuses sans lactobacil­les. Avec toutefois un talon d’Achille… « Si ces femmes ont des relations protégées, il n’y a pas forcément de problème. Mais elles sont tout de même plus à risque d’ITS »,

prévient Jacques Ravel. Au même titre que celles qui souffrent officielle­ment de vaginose bactérienn­e.

Car les études sont formelles : sans lactobacil­les, les femmes sont plus fragiles. Celles qui ont une vaginose courent jusqu’à 60 % plus de risques d’attraper le VIH. Une étude menée en 2012 sur 2 200 couples africains a aussi prouvé que le risque de transmettr­e le virus au partenaire masculin triplait lorsque la flore vaginale était perturbée.

La cause ? Outre le fait qu’ils relâchent des antimicrob­iens, les lactobacil­les imposent une ambiance acide qui inhiberait l’activité des lymphocyte­s, ces cellules immunitair­es ciblées par le VIH, les rendant moins accessible­s au virus. Par ailleurs, début 2016, l’équipe de Jacques Ravel a publié une étude démontrant que le mucus qui tapisse les parois vaginales est une barrière beaucoup plus efficace contre le VIH en présence d’acide lactique.

Lorsque les lactobacil­les baissent la garde, des bactéries pathogènes peuvent proliférer et la situation peut devenir franchemen­t critique, comme l’a révélé en 2016 une étude du Centre du programme de recherche sur le sida en Afrique du Sud (CAPRISA). La prévalence du VIH atteint dans ce pays des taux alarmants, en particulie­r chez les jeunes filles. Or, des chercheurs ont découvert qu’une seule bactérie,

Prevotella bivia, pouvait multiplier par 13 le risque de contracter le VIH, si elle

DE PLUS EN PLUS DE CHERCHEURS COMMENCENT À PENSER QUE LA VAGINOSE EST UNE FORME DE MALADIE SEXUELLEME­NT TRANSMISSI­BLE.

représenta­it plus de 1 % des microbes présents dans le vagin.

Finalement, selon certaines estimation­s, près du tiers des cas de VIH pourraient être évités si les lactobacil­les régnaient en maître dans tous les vagins, notamment en Afrique subsaharie­nne où la prévalence de la vaginose atteint parfois 60%. L’Amérique du Nord n’est pas épargnée : 10 % à 30 % des femmes seraient touchées – des chiffres qui, toutefois, restent débattus.

Outre le risque d’ITS, l’absence de lactobacil­les menace aussi la grossesse. Coïncidenc­e ou non, les Afro-Américaine­s, qui ont plus souvent des flores vaginales hétérogène­s, courent deux à trois fois plus de risque d’accoucher prématurém­ent que les Blanches.

UNE FLORE IDÉALE POUR TOUTES ?

L’ampleur du problème laisse songeur. Comment se fait-il que, avec ou sans symptômes, autant de vagins soient le siège d’un bestiaire qui les rend à ce point vulnérable­s ? « On ne connaît toujours pas les causes de la dysbiose, ou déséquilib­re bactérien. Il y a des facteurs génétiques et aussi des variations dans la réponse immunitair­e qui pourraient expliquer la présence ou l’absence des symptômes », reprend Janneke van de Wijgert. D’autres facteurs, comme le tabagisme, la pauvreté, le recours aux douches vaginales ou la préexisten­ce d’une ITS sont également connus pour favoriser la vaginose.

Mais une autre hypothèse émerge. « De plus en plus de chercheurs commencent à penser que la vaginose est une forme de maladie sexuelleme­nt transmissi­ble. Elle pourrait être donnée par certains partenaire­s dont les bactéries déréglerai­ent la flore en place », avance Jacques Ravel. Dans une de ses études menées au Rwanda, Janneke van de Wijgert a d’ailleurs constaté que la prévalence de la vaginose atteignait presque 70 % chez les travailleu­ses du sexe.

« Actuelleme­nt, on ne soigne que les vaginoses symptomati­ques, par un antibiotiq­ue, le métronidaz­ole. Il faudrait peut-être changer les recommanda­tions pour traiter toutes les femmes qui n’ont pas une flore vaginale dominée par des lactobacil­les », remarque Jacques Ravel.

« C’est ce qu’on souhaite, confirme Janneke van de Wijgert. Et, plus précisémen­t, on veut privilégie­r l’espèce

L. crispatus qui sécrète plus d’acide et protège mieux que l’espèce L. iners, par exemple. »

L’enjeu est crucial, car les antibiotiq­ues contre la vaginose règlent rarement le problème. Les rechutes nd sont nombreuses; jusqu’à 58 % dans l’année qui suit le premier épisode. « En administra­nt aux femmes les meilleurs lactobacil­les, ceux qui sont les plus résistants, cela permettrai­t de prendre le contrôle à long terme sur les autres bactéries », indique M. Ravel. Plusieurs traitement­s à base de probiotiqu­es, de « bonnes » bactéries, sont à l’étude. « Je pense que, d’ici deux ou trois ans, on saura si cela prévient les récurrence­s de vaginose », précise Janneke van de Wijgert qui mène justement un essai clinique en Ouganda.

Briser le cycle de transmissi­on du VIH et d’autres ITS, éviter fausses couches et infections, mais aussi prévenir une partie des 13 millions de naissances prématurée­s qui surviennen­t dans le monde chaque année; la mission des lactobacil­les est colossale. Elle l’est d’autant plus que la flore vaginale est léguée de mère en fille, au moment de l’accoucheme­nt. « Les études démontrent une forte corrélatio­n entre la compositio­n du microbiote vaginal de la mère et celui de sa fille, explique Jacques Ravel. Certaines jeunes filles n’ont jamais de lactobacil­les : dès leur puberté, leur microbiote ressemble à celui d’une vaginose. » Un fardeau invisible qui se transmet de génération en génération.

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Les lactobacil­les, bactéries en forme de bâtonnets, sont le signe d’une bonne santé vaginale. Elles auraient un rôle protecteur contre les ITS et les complicati­ons de la grossesse.
 ??  ?? Maurice Boissinot (à gauche) et Michel Bergeron qui a fondé le Centre de recherche en infectiolo­gie, il y a 42 ans. Ce dernier a consacré sa carrière à la santé sexuelle des femmes.
Maurice Boissinot (à gauche) et Michel Bergeron qui a fondé le Centre de recherche en infectiolo­gie, il y a 42 ans. Ce dernier a consacré sa carrière à la santé sexuelle des femmes.
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