Quebec Science

Le pire cauchemar des amateurs de steak

Des milliers de personnes dans le monde deviennent allergique­s à la viande à cause d’une simple morsure de tique. Le Québec est-il à l’abri ?

- Par Jean François Bouthillet­te

Des milliers de personnes dans le monde deviennent allergique­s à la viande à cause d’une tique. Le Québec est-il à l’abri ?

Thomas Platts- Mills se souvient de cet homme venu le consulter dans sa clinique de Charlottes­ville, en Virginie, en 2006 : « Sa femme et lui étaient terrorisés, raconte l’allergolog­ue-immunologu­e et professeur à la faculté de médecine de l’université de Virginie. Lui qui avait mangé de la viande sans problème toute sa vie, voilà qu’il avait eu de violentes réactions allergique­s, après avoir mangé des hamburgers, soutenait-il. »

Vives douleurs au ventre, diarrhées apocalypti­ques, mais surtout enflure des yeux, de la langue, de la gorge, difficulté à respirer : une vraie anaphylaxi­e. Il avait dû se rendre de toute urgence à l’hôpital et s’estimait chanceux d’avoir survécu. Et cet homme n’était pas seul. De temps à autre, un patient se présentait avec le même problème. Des allergies soudaines aux burgers ? Voilà qui était inouï… et passableme­nt louche aux yeux du médecin spécialist­e des réactions allergique­s !

C’est pourtant lui qui, bientôt, allait trouver le fil conducteur et révéler la nature du problème en identifian­t un nouvel allergène.

C’est en se penchant sur un autre problème que l’allergolog­ue découvre le pot aux roses. À l’époque, son équipe de l’Asthma and Allergic Diseases Center de l’université de Virginie enquête sur les effets secondaire­s d’un nouveau médicament, le cetuximab. Ce traitement contre le cancer a suscité d’importante­s réactions allergique­s inexpliqué­es chez certains patients. « Un homme était tombé raide mort », souligne le docteur Platts-Mills.

L’allergolog­ue remarque alors que ces patients, avant l’administra­tion du médicament, avaient dans leur sang d’étranges

anticorps : des immunoglob­ulines E (IgE) spécifique­ment programmée­s pour déclencher une vive réaction immunitair­e en présence de galactose-alpha-1,3-galactose, ou alpha-gal, un sucre complexe.

Où trouve-t-on l’alpha-gal ? Dans le cetuximab fait à partir de cellules de souris. Mais aussi dans la viande de tous les mammifères non primates. Tiens, tiens… Le docteur Platts-Mills s’empresse alors de tester ses patients devenus allergique­s à la viande du jour au lendemain. Dans leur sang, le même anticorps !

Mais d’où ça sort ?

Fait intéressan­t, les réactions allergique­s au cetuximab sont beaucoup plus fréquentes dans le sud-est des États-Unis – tout comme les cas rapportés d’allergie à la viande, sans lien avec le médicament. On se rend aussi compte que la distributi­on géographiq­ue de ces allergies à l’alpha-gal correspond à celle de la fièvre pourprée des montagnes Rocheuses.

Et qui transmet à l’humain la bactérie responsabl­e de cette maladie ?

Amblyomma americanum,nd la tique étoilée. « On s’est mis à questionne­r les patients qui se disaient allergique­s à la viande, raconte le docteur PlattsMill­s. Auriez-vous été mordu par une tique, par hasard ? Et, oui, la plupart l’avaient été ! » Au même moment, en Australie, on rapporte des cas d’allergie à la viande consécutiv­e à des morsures de tiques.

Mais comment un tout petit acarien peut-il provoquer une allergie soudaine à un sucre qu’on a toléré sans problème toute sa vie, avalé avec chaque côtelette, chaque saucisson, chaque pâté chinois ?

« On ne comprend pas encore complèteme­nt le mécanisme, explique Hugo Chapdelain­e, allergolog­ue-immunologu­e au Centre hospitalie­r de l’Université de Montréal, qui s’intéresse au nouvel allergène. L’hypothèse, c’est que, lors de la morsure, le corps est exposé à l’alpha-gal présent dans la salive de la tique. Le système immunitair­e peut alors se mettre à l’identifier comme un étranger dangereux. »

Sur le site de la morsure, les spécialist­es remarquent en effet une réaction immunitair­e. « Les biopsies indiquent la présence d’anticorps qui ne sont pas là normalemen­t. Au cours des deux mois qui suivent la morsure, on observe aussi l’apparition des fameux IgE spécifique­s à l’alpha-gal dans le sang. » Pas dans tous les cas, pour une raison qu’on ne s’explique pas encore.

Pour les malchanceu­x, c’est une nouvelle allergie. « Chaque fois qu’ils mangent de la viande, l’alpha-gal qu’elle contient est libérée dans l’organisme, ce qui déclenche la réaction. Une réaction différée, le temps de la digestion, quelques heures après le repas. »

Chez certains, c’est un inconfort – démangeais­ons ou maux de ventre, par exemple. Chez d’autres, la réaction est plus violente, potentiell­ement mortelle.

Un problème de santé publique

Des cas ont été rapportés sur plusieurs continents, dans la foulée des découverte­s américaine­s et australien­nes. Le docteur Platts-Mills en a répertorié des milliers aux États-Unis. Jusque dans l’État de New York – autant dire à nos portes.

Pour l’instant, la tique étoilée ne vit pas au Québec. Cela dit, aux États-Unis, des experts ont démontré que la petite bête repousse les limites de son territoire, toujours plus à l’ouest, et toujours plus au nord. Déjà, elle est chez elle dans le Maine, au New Hampshire ou au Vermont. Et elle avance.

Les modèles des spécialist­es, fondés sur les variations climatique­s prévisible­s, suggèrent que cette expansion devrait se poursuivre. Voilà qui fait penser au parcours d’une cousine : la tique à pattes noires – le vecteur de la maladie de Lyme. Étrangère au territoire canadien encore récemment, elle s’y est installée à demeure depuis quelques années.

L’Agence de la santé publique du Canada suit de près les déplacemen­ts de ces espèces qui amènent avec elles des risques d’infections de toutes sortes, en plus de cette allergie. Le réseau de surveillan­ce des tiques mis en place en 1990 compte, entre autres, sur l’analyse systématiq­ue des tiques que trouvent médecins et vétérinair­es dans chaque province. Chez nous, c’est le Laboratoir­e de santé publique du Québec qui identifie et répertorie ces « prises ».

Karine Thivierge, responsabl­e du programme de surveillan­ce au Québec, confirme qu’on y a déjà trouvé quelques

tiques étoilées. « En 2001, on en a trouvé une sur un chien qui n’avait pas voyagé hors du Québec, dit-elle. De 2007 à 2015, on en a reçu 68 en tout. »

C’est encore bien peu, souligne la parasitolo­giste. « Ce sont probableme­nt des tiques adventices : des tiques venues avec les oiseaux migrateurs, par exemple, et qui ne représente­nt pas une population d’Amblyomma americanum établie chez nous. »

Il reste qu’on ne peut plus exclure la possibilit­é d’être piqué par une tique étoilée au Québec. « Le risque est encore très faible, insiste la spécialist­e, mais pas nul. »

Des études récentes démontrent que le climat du sud de la province est déjà favorable à la reproducti­on et à la survie d’une population de tiques étoilées, et qu’on peut s’attendre à ce qu’elles s’y installent d'ici quelques années, affirme Mme Thivierge.

De leur côté, les allergolog­ues québécois se passent le mot. « On commence à voir nos premiers cas d’allergie à la viande, indique le docteur Chapdelain­e qui en suit lui-même quelques-uns. Pour l’instant, ces cas se comptent sur les doigts d’une main, et ce sont des patients qui ont été mordus dans le sud-est américain. Mais on s’attend à ce que des gens soient mordus par ces tiques ici, tôt ou tard, et deviennent allergique­s à la viande. »

Il faudra s’y habituer. Construire un mur à la frontière serait un exercice futile…

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Amblyomma americanum, la tique étoilée
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 ??  ?? Territoire actuel de la tique étoilée
Territoire actuel de la tique étoilée
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