La physique pour prédire un krach
Peu d’économistes avaient anticipé la dernière crise financière et leur crédibilité en a pris un coup. Et si leurs modèles mathématiques de prévisions ne tenaient plus la route ? Voilà pourquoi certains se tournent vers la physique.
D idier Sornette prétend avoir prédit l’éclatement des bulles financières chinoises en 2007 et 2009. L’homme, pourtant, est physicien de formation. Il est professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich où il étudie l’éconophysique, une discipline qui aurait le potentiel inouï nd d’anticiper les crises économiques. Il n’est pas le seul à y croire. À Montréal, Franck
Jovanovic, travaille aussi à rapprocher l’économie de la physique. Dans son bureau de la Télé-université du réseau de l’Université du Québec (TÉLUQ), ce professeur d’économie et de finances nous explique ce qui fait défaut aux modèles mathématiques de prévision utilisés traditionnellement par les économistes. Dans le milieu financier, la modélisation des prix et des risques est généralement basée sur une distribution de probabilité qui suit une courbe en forme de cloche. C’est ce qu’on appelle la loi de Gauss.
« Le problème avec le cadre gaussien, c’est qu’il admet uniquement de petites variations, signale-t-il. On ne peut pas avoir les grands écarts, parce que l’essentiel de la distribution est tourné autour de la moyenne. Dans 95 % des cas, les prévisions de prix, en Bourse, seront concentrées autour du dernier prix. On n’aura que de petits écarts à la tendance. »
Impossible donc d’y voir – et prévoir – des variations extrêmes, comme lors des crises économiques.
Avec les années, les économistes financiers y ont associé d’autres éléments, contraintes et calculs pour se rapprocher de la réalité. Néanmoins, ils peinent toujours à prédire correctement les points de rupture.
C’est pourquoi des chercheurs ont plutôt commencé à recourir à la physique statistique, plus précisément la modélisation des « phénomènes critiques », ces phénomènes de transition observés dans les systèmes thermodynamiques. Lorsque de l’eau chauffée à haute température passe d’un état liquide à un état gazeux, elle traverse une période durant laquelle elle se révèle simultanément liquide et gazeuse. Si des économistes financiers étudiaient cette transformation, ils observeraient sans doute que l’eau devient gaz, sans transition ni perturbation. Mais le modèle de physique statistique va plus loin et permet d’en extraire des variations extrêmes ou des écarts infinis.
Il est désormais appliqué à différentes sciences sociales, dont l’économie, à travers l’éconophysique.
Les milieux de l’économie et de la physique, « deux des disciplines scientifiques les plus refermées sur elles-mêmes », auraient tout intérêt à dialoguer.
« Les problèmes des krachs sont intrinsèques au modèle, observe M. Jovanovic. Le fait de voir ce passage, du moins théoriquement, nous permet d’identifier des signaux qui nous y préparent et de gérer ses risques. »
Rétablir les données aberrantes
Dans le cadre gaussien, les économistes avaient pris l’habitude d’enlever des données jugées aberrantes afin de coller à la distribution normale. Cette pratique se justifiait à une époque où l’entrée et la lecture de chiffres pouvaient être soumises à des erreurs. Mais avec l’ informatisation accéléré e de la collecte de données à partir des années 1990, le doute sur la validité d’informations en apparence incohérentes s’est dissipé.
Les physiciens observent plutôt la situation pour construire ensuite leurs modèles. « Ils partent du phénomène et le prennent dans son ensemble. »
C’est justement à partir de données souvent considérées aberrantes que l’éconophysicien Didier Sornette aurait prédit un krach boursier et l’éclatement d’une bulle financière de moindre ampleur, survenus en Chine respectivement en 2007 et 2009. Dans chaque cas, des variations extrêmes à l’intérieur d’un cycle plutôt constant de croissance lui laissaient présager un point de rupture imminent.
« Je n’en suis pas rendu à dire qu’on serait capable d’éviter des krachs boursiers mais, dans tous les cas, on peut anticiper des changements de régime », dit M. Jovanovic. Ces retournements de tendances peuvent aussi prendre la forme d’un emballement ou d’un plateau selon le contexte, précise-t-il. Parler le même langage Selon Franck Jovanovic, les milieux de l’économie et de la physique, « deux des disciplines scientifiques les plus nd refermées sur elles-mêmes », auraient tout intérêt à dialoguer. Pour l’instant, chaque camp rejette la conception de la science de l’autre. Avec Christophe Schinckus, professeur de finances à l’université de Leicester, au Royaume- Uni, Frank Jovanovic vient de publier le livre Econophysics and Financial Economics : An Emerging Dialogue aux éditions Oxford University Press. « On a essayé de comprendre pourquoi ils n’arrivent pas à se parler, ce qui bloque et comment on peut arriver à surmonter ces barrières. » L’ouvrage s’est donné pour mission de traduire dans un langage accessible l’éconophysique, tout en expliquant les fondements des deux disciplines. M. Jovanovic soulève l’importance de rattacher l’éconophysique à « la petite histoire » de l’économie, afin que la personne travaillant dans les marchés financiers ou comme conseiller puisse s’en saisir. « Ses modèles sont encore complexes », admet-il. Il constate en revanche que l’émergence de cette discipline s’apparente à celle de l’utilisation du cadre gaussien qui a tout d’abord servi à un noyau de fervents à l’extérieur des départements universitaires d’économie, avant qu’il ne devienne la norme à partir des années 1970.