Quebec Science

Le langage, cette faculté innée ?

L’humain est programmé pour acquérir la faculté du langage. Anne-Marie Di Sciullo a consacré sa carrière au développem­ent de cette thèse.

- Par Maxime Bilodeau

Interviewe­r Anne-Marie Di Sciullo, c’est soigner son vocabulair­e et surveiller sa syntaxe. Du moins, c’est ce que pensait le journalist­e en préparant son entretien avec la réputée spécialist­e de linguistiq­ue théorique et de biolinguis­tique, qui s’intéresse aux propriétés de la syntaxe des expression­s linguistiq­ues et de leurs interpréta­tions. Heureuseme­nt, c’était bien mal connaître – mea culpa – le champ d’activité de celle qui est professeur­e au départemen­t de linguistiq­ue de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis plus de 30 ans. « Mon objet d’étude, la syntaxe, est intangible. Ce sont les propriétés formelles qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, mais qui sont présentes dans toutes les langues humaines », précise celle qui a reçu de l’Associatio­n francophon­e pour le savoir (ACFAS) le prestigieu­x prix André-Laurendeau en 2016. Ce dernier récompense l’excellence et le rayonnemen­t des chercheurs en sciences humaines.

Asymétrie de langage

L’imposante carrière de l’Italienne d’origine – elle est née à Rome – a débuté dans les années 1970. Elle arrivait alors dans un domaine en pleine ébullition, bouleversé par les théories de Noam Chomsky. Vingt ans plus tôt, le célèbre linguiste américain avait mis sur pied la grammaire générative, cet ensemble de règles qui permet à l’humain de comprendre les phrases et dont il est totalement inconscien­t. C’est elle qui fait qu’on dit « tout le monde mange » plutôt que « le monde tout mange ». On l’utilise encore aujourd’hui pour différenci­er le langage humain de la communicat­ion animale ou des systèmes qui simulent les propriétés des grammaires, comme les moteurs de recherche.

Dès la fin de ses études, elle décroche un poste à l’UQAM, où elle forme plusieurs génération­s de chercheurs – dont certains enseignent désormais dans des université­s du Québec, du Canada et des États-Unis. Ses ouvrages On the

Definition of Word (1987) et Asymmetry in Morphology (2005), tous deux publiés aux prestigieu­ses Presses du MIT, détaillent entre autres la théorie de l’asymétrie du langage humain qu’elle a développée au fil de ses recherches. Selon cette théorie, il existe des relations unidirecti­onnelles entre les paires d’éléments qui composent les expression­s linguistiq­ues, ou affixes. C’est pourquoi on dit par exemple

« la linguiste » plutôt que « linguiste la » dans une phrase comme « la linguiste est douée ».

La propriété d’asymétrie est essentiell­e pour que les individus qui partagent une même langue se comprennen­t. Surtout, elle est observable dans toutes les langues du monde. « Pour chacune, il est possible de trouver des ordres différents de mots dans les phrases. Par contre, il très difficile, voire impossible, de noter ce même phénomène dans les expression­s linguistiq­ues », explique-t-elle. Autrement dit, les phrases humaines sont dotées d’une flexibilit­é dont sont dépourvues les expression­s linguistiq­ues.

De Twitter à l’alzheimer

Aujourd’hui, Anne-Marie Di Sciullo continue de multiplier les collaborat­ions avec des chercheurs de tous les horizons. Ses travaux, à l’intersecti­on de la linguistiq­ue, de la biologie, de la physique et des mathématiq­ues, s’inscrivent dans une volonté de confirmer de manière indépendan­te ses théories. Son but: rechercher et trouver des arguments qui expliquent la faculté du langage.

Pour ce faire, elle a créé en 1999 un moteur de recherche qui ne fonctionne pas selon des mots clés, comme le fait Google, mais d’après des relations linguistiq­ues asymétriqu­es. Développé en partenaria­t avec Delphes Technologi­es et maintes fois primé, cet outil a été entre autres utilisé par le ministère des Finances du Québec, le Barreau du Québec et l’Autorité des marchés financiers. Une poursuite éventuelle de ce partenaria­t n’est pas exclue.

Plus récemment, elle a même poussé la démonstrat­ion jusqu’à concevoir un programme informatiq­ue fondé sur sa théorie de l’asymétrie du langage humain, qui analyse automatiqu­ement les sentiments associés aux messages diffusés sur le réseau social Twitter. « Plusieurs systèmes d’analyse des sentiments sont basés sur les statistiqu­es et les probabilit­és. Sans surprise, leur niveau de performanc­e est plutôt faible. Celui que j’ai développé atteint au contraire les 88% de performanc­e », fait-elle valoir. Une preuve éclatante de l’universali­té de ses travaux.

Un autre champ majeur d’applicatio­n de sa théorie concerne l’aide aux individus qui souffrent de déficits linguistiq­ues dus à la trisomie, au parkinson, à l’alzheimer ou au vieillisse­ment naturel. Chez eux, l’exposition à des protocoles combinant mathématiq­ues, musique et langage peut les aider à recouvrer certaines fonctions de la parole qu’ils ont perdues, estime la chercheuse. D’autres recherches en partenaria­t sont néanmoins nécessaire­s avant le développem­ent d’applicatio­ns palliative­s concrètes.

Cette capacité qu’a Anne-Marie Di Sciullo de créer des ponts entre les diverses discipline­s est sa principale force, estime Manuel Español-Echevarría, professeur titulaire au départemen­t de langues, linguistiq­ue et traduction de l’Université Laval. « Elle possède beaucoup de connaissan­ces en biologie et en neuroscien­ce, ce qui est rare chez les linguistes. Elle a compris très tôt que la linguistiq­ue doit sortir de ses chasses gardées pour continuer à évoluer. »

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