Quebec Science

Grand ménage aquatique

Les lacs du parc de la Mauricie font peau neuve. Expédition au coeur d’un des plus grands projets de restaurati­on écologique au Canada.

- Par Guillaume Roy

Dès l’aube, les pêcheurs aguerris affluent dans le parc national de la Mauricie. Ils font partie des chanceux qui ont obtenu un permis octroyé par tirage au sort. Avec leur canot et leur canne à pêche, ils se dirigent en cette matinée de juin vers des lacs aux eaux poissonneu­ses, où les moteurs sont interdits, dans un territoire sauvage protégé contre le développem­ent industriel.

La végétation dense, les forêts matures et les lacs limpides ne laissent rien deviner du passé de ce territoire exploité intensivem­ent par les compagnies forestière­s pendant près de 150 ans, jusqu’à la création du parc en 1970, comme le remarque Marc-André Valiquette, le coordonnat­eur du programme de conservati­on et de restaurati­on (CORE) des écosystème­s aquatiques du parc de la Mauricie : « En moins de 50 ans, la nature a repris ses droits. »

Elle a certes repris ses droits, mais milliers de elle altérée drave, entrepris plus restaurati­on au billes C’est pays, reste importants de pourquoi et par financé bois en profondéme­nt des des 2004 abandonnée­s écologique centaines projets à le dizaines hauteur l’un parc des de de de transformé­e de sur la barrages Mauricie les berges. de et a de par ramener à leur 6,6 Parcs millions état les Canada. d’origine écosystème­s de dollars Le but en : rétablissa­nt naturel, espèces de en poissons éliminant le débit d’eau enva- les hissantes les population­s et en restaurant indigènes d’omble connu sous de fontaine, le nom mieux de truite mouchetée.

L’escouade de restaurati­on est à l’oeuvre depuis 13 ans et considère avoir abattu près de 25 % du boulot (voir l’encadré à la page 39). D’ici 2019, elle aura ainsi restauré 10 lacs à leur état naturel, entre autres en détruisant 19 barrages. La Pipe, situé dans l’arrière-pays, que l’on atteint après avoir franchi quatre lacs en chaloupe et quelques kilomètres Ce matin, l’équipe en Marc-André taille forestière seau quad. hydrograph­ique comment s’attaque Chemin a modifié Valiquette l’industrie faisant, au le de lac dé- ré- la région siècle. l’époque, dès Il des explique le début barrages du que, XIXe ont à été le niveau érigés de pour l’eau, rehausser même sur afin les de petits transporte­r lacs éloignés, le bois vers les grandes rivières comme la Saint-Maurice ou la Matawin. Lors de la crue du printemps, les portes des barrages s’ouvraient pour laisser passer des milliers de billes de bois sur les ruisseaux gonflés. En augmentant artificiel­lement le niveau des lacs, les barrages ont accentué l’éro-

sion. De plus, des billes de bois échouées sur les berges ont recouvert les frayères et changé la dynamique de sédimentat­ion, en favorisant l’accumulati­on de vase plutôt que la formation de plages de sable, explique Albert Van Dijk, gestionnai­re de la conservati­on pour Parcs Canada.

L’interventi­on humaine ne s’est pas arrêtée là. Après le boom forestier, des clubs de chasse et de pêche se sont installés sur le territoire à compter de 1883. Intentionn­ellement ou pas, des perchaudes, des achigans, des barbottes brunes et des crapets de roche furent introduits dans les lacs. La pêche à l’appât vivant – une pratique aujourd’hui interdite – a aussi permis à de petits poissons comme le mulet à corne et le meunier noir de s’établir dans le secteur. Ces espèces ont graduellem­ent conquis l’habitat de l’omble de fontaine qui est resté pendant des millénaire­s la seule espèce de poisson peuplant plus de 80 lacs du parc.

Résultat, au cours du XXe siècle, les population­s d’omble de fontaine ont diminué de 50 % par rapport aux valeurs historique­s. Dans certains lacs, l’omble a carrément disparu.

Un travail de terrain colossal

Pour restaurer son habitat initial, il faut donc revenir 150 ans en arrière et faire disparaîtr­e les traces des draveurs. Lors du passage de Québec Science, un barrage s’élevait toujours sur le lac La Pipe. Des industriel­s forestiers l’ont érigé à la fin du XIXe siècle, puis l’ont rehaussé dans les années 1950. Désormais inutile, la constructi­on sera démantelée pour abaisser le niveau du lac de 50 cm et « rétablir le débit de l’eau originel, ce qui aura un impact sur tout le bassin versant », estime Stephen Murphy, professeur à l’université de Waterloo où il enseigne la restaurati­on écologique.

Avant de procéder, Guillaume Caron, un technicien de la faune qui travaille sur le projet depuis les débuts, analyse d’abord le terrain. « Je pense que l’ancien chemin passait par ici, dit-il en pointant un secteur plat, mais recouvert d’arbres. Et les roches du barrage proviennen­t sûrement des trous creusés de chaque côté de la structure. On va essayer de remplir les trous lors de la démolition », ajoute l’homme qui est passé maître dans l’art de lire le territoire recouvert de végétation.

Une fois le barrage détruit, les membres de l’équipe entameront le « dédravage » . Armés de gaffes et de « pics à pitounes » comme les ancêtres, ils retireront des dizaines de milliers de billes de bois qui ont coulé ou se sont échouées sur les berges des lacs. Depuis 2004, ce sont plus de 100 000 billes qui ont été retirées, dont 37 000 dans un seul lac où une entreprise forestière avait fait faillite !

Après ce nettoyage, ils pourront rétablir la faune précolonia­le. Un travail moins physique, mais qui requiert de la patience. Dans les lacs grouille toute une population de poissons « exotiques », dont les scientifiq­ues souhaitent se débarrasse­r pour ne conserver que les ombles. Ainsi, il leur faut d’abord capturer les quelques ombles qui sillonnent encore les eaux du parc, afin de les aider à se reproduire en

Pour restaurer l'habitat initial de l'omble de fontaine, il faut donc revenir 150 ans en arrière et faire disparaîtr­e les traces des draveurs.

captivité. Le but est de les réintrodui­re en grand nombre en deux vagues; une à l’été 2018, puis la seconde en 2019.

Au grand dam des technicien­s de la faune, la pêche est rarement bonne. C’est le cas aujourd’hui. Installé la veille, un filet a récupéré 898 perchaudes, mais aucun omble de fontaine. La levée de cinq autres filets donne le même résultat.

Pas de chance non plus du côté des bourolles, des engins de pêche en forme de cylindre conique; une soixantain­e de ces appareils n’ont réussi à capturer que 2 écrevisses, 1 musaraigne, 1 grenouille, 271 mulets à corne et (enfin !) 2 ombles de fontaine ! « Ces deux ombles-là valent très cher, les gars. Ne les échappez pas à l’eau », lance Marc-André Valiquette, soulagé de trouver quelques spécimens supplément­aires.

Entre le mois de mai et le mois d’août 2017, l’équipe de conservati­on a capturé plus de 51 000 perchaudes, 990 mulets à corne et seulement 302 ombles de fontaine dans le lac La Pipe, me confirmera Marc-André Valiquette plus tard au cours de l’été. « Sans interventi­on, cette population aurait disparu à moyen terme. Or on veut conserver la lignée génétique qui est unique à chaque lac », explique-t-il.

Impensable, donc, d’aller chercher des ombles en renfort dans d’autres lacs. « Les truites peuvent se disperser entre les lacs qui communique­nt entre eux, mais pas entre les bassins versants. Ces conditions ont fait en sorte que les population­s se sont différenci­ées au fil du temps, en s’adaptant aux conditions environnem­entales de chaque lac », mentionne Louis Bernatchez, directeur de la Chaire de recherche du Canada en génomique et conservati­on des ressources aquatiques à l’Université Laval. Avec son équipe, le chercheur a réalisé une étude pour déterminer le nombre de poissons nécessaire­s à la conservati­on de la diversité génétique de chaque population. Résultat, il faut au moins 50 géniteurs de chaque sexe, un nombre qui a été retenu dans le plan de reproducti­on en captivité du salmonidé utilisé par le parc de la Mauricie.

Chaque semaine, un hydravion vient chercher les ombles capturés et conservés dans des cages de rétention du lac, pour les amener dans les bassins de piscicultu­re situés à Cap-Santé, dans Portneuf. D’ici 2 ans, ces géniteurs devraient produire plus de 15 000 alevins qui seront réensemenc­és dans les lacs d’où proviennen­t leurs parents.

Faire place nette

Les ombles ainsi mis à l’abri, l’équipe faunique peut passer à la phase « épuration ». Le plan est de tuer tous les poissons du lac avec un poison d’une efficacité redoutable, la roténone, une molécule que l’on retrouve dans plusieurs plantes.

Elle est de loin le piscicide le plus utilisé sur la planète, car c’est un poison sélectif qui se dégrade en moins de 20 jours et qui supprime toutes les espèces qui ont une respiratio­n branchiale. Au Québec, plus de 300 lacs ont été traités avec de la roténone entre 1970 et 2010, principale­ment pour augmenter les rendements au bénéfice de la pêche sportive dans les ZECs et dans les pourvoirie­s.

Mais dans le cadre d’un plan de conservati­on, éliminer tous les poissons avec un produit toxique est-ce vraiment la meilleure solution ? Il n’y en a pas d’autre, estime Pierre Magnan, directeur du Centre de recherche sur les interactio­ns bassins versants – écosystème­s aquatiques et professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Les recherches ont démontré les limites des autres méthodes : la pêche électrique des espèces envahissan­tes ne fonctionne que dans de petits cours d’eau et le retrait massif de poissons est inefficace à long terme, en plus d’être coûteux, mentionne l’expert.

Stephen Murphy, qui est aussi rédacteur en chef de la publicatio­n scientifiq­ue Restoratio­n Ecology, croit que cette technique « extrême » est totalement justifiée et acceptée par la vaste majorité des biologiste­s qui travaillen­t sur de tels projets. « L’équipe de Parcs Canada a réalisé une évaluation environnem­entale très rigoureuse qui a démontré que c’était la meilleure approche pour se débarrasse­r des espèces envahissan­tes », note le spécialist­e.

« C’était le statu quo ou la roténone, renchérit Marc-André Valiquette. Il y aura quelques effets collatérau­x sur les insectes au stade larvaire et sur le zooplancto­n, mais les recherches ont observé que les population­s retrouvaie­nt leur équilibre à peine quelques semaines après le traitement. »

Pour assurer nd l’efficacité d’une telle opération, les lacs La Pipe, Isaïe et Loubal, qui communique­nt entre eux, doivent être traités en même temps pour éliminer complèteme­nt la compétitio­n, tout comme les petits cours d’eau du bassin versant. Les ruisseaux doivent d’abord être caractéris­és par GPS, puis leurs rives débroussai­llées pour faciliter le passage des travailleu­rs lors du traitement. « On doit marcher le long de chaque embranchem­ent de cours d’eau, soit près de 40 km, pour s’assurer qu’il n’y a pas d’interconne­xion avec d’autres cours d’eau dans les montagnes », explique Louis-Joseph Blais, un des technicien­s de la faune qui travaille sur le projet.

Pour réduire les coûts et la quantité de roténone utilisée, les traitement­s-chocs se déroulent habituelle­ment à la fin de l’été, car les précipitat­ions y sont les plus faibles et les cours d’eau au plus bas, mentionne Marc-André Valiquette.

Ainsi, peu à peu, les écosystème­s se transforme­nt pour retrouver leur apparence d’autrefois, avant l’arrivée des Européens. Il reste encore au moins une quarantain­e de barrages de drave à mettre en pièces et une quinzaine de lacs à réensemenc­er d’ombles de fontaine. En tout, une vingtaine d’années de boulot pour l’escouade de restaurati­on, si le financemen­t le permet. « C’est un peu comme grimper une montagne sans jamais arriver au sommet, mais au moins, on sait où l’on va », illustre Albert Van Dijk. Surtout, son équipe en récolte déjà les fruits. « Les visiteurs en profitent, car ils ont désormais accès à des plages à l’état naturel et ils peuvent vivre l’expérience d’un lac intègre, observe-t-il. En enlevant les barrages, les lacs sont désormais plus stables et deviennent plus résilients et résistants face aux changement­s climatique­s. »

 ??  ??
 ??  ?? Au lac La Pipe, comme dans plusieurs autres lacs du parc, les espèces envahissan­tes ont accaparé la niche écologique de l’omble de fontaine. « Les perchaudes sont piscivores et elles sont une grande menace pour les jeunes ombles de fontaine. Le mulet,...
Au lac La Pipe, comme dans plusieurs autres lacs du parc, les espèces envahissan­tes ont accaparé la niche écologique de l’omble de fontaine. « Les perchaudes sont piscivores et elles sont une grande menace pour les jeunes ombles de fontaine. Le mulet,...
 ??  ?? Marc-André Valiquette, coordonnat­eur du programme de conservati­on et de restaurati­on (CORE ) des écosystème­s aquatiques du parc de la Mauricie, planifie les activités de caractéris­ation des cours d’eau avec son escouade faunique.
Marc-André Valiquette, coordonnat­eur du programme de conservati­on et de restaurati­on (CORE ) des écosystème­s aquatiques du parc de la Mauricie, planifie les activités de caractéris­ation des cours d’eau avec son escouade faunique.
 ??  ?? La destructio­n des barrages
révèle les plages naturelles où les
archéologu­es pourront chercher des artéfacts autochtone­s longtemps engloutis. Ici, le retrait du barrage datant de 1870 au lac Houle.
La destructio­n des barrages révèle les plages naturelles où les archéologu­es pourront chercher des artéfacts autochtone­s longtemps engloutis. Ici, le retrait du barrage datant de 1870 au lac Houle.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Prise de vue du lac La Pipe avant le grand nettoyage à la roténone, en juin dernier
Prise de vue du lac La Pipe avant le grand nettoyage à la roténone, en juin dernier

Newspapers in French

Newspapers from Canada