Notes de terrain
Par les fenêtres de la Maison des jeunes, à Ekuanitshit (Mingan), j’aperçois les épinettes noires de la forêt boréale, quelques mélèzes jaunes, de grandes étendues de sable et, un peu plus loin, la cour de l’école Teueikan, nommée en l’honneur du tambour sacré qui transporte l’esprit et scande les mémoires. Je suis en train de parler devant une assemblée attentive. Réunis pour la journée, nous refaisons le long chemin de l’histoire des Innus; nous suivons la piste glorieuse des portages anciens, mais aussi la longue piste des pleurs sous la gouverne insouciante des Affaires indiennes. Disons, un inventaire des méchancetés de l’histoire.
Tout en parlant, je regarde dehors, je vois des chiens, de nombreux chiens qui passent et repassent, venant d’on ne sait où, allant à l’aventure. Au milieu de la matinée, j’en vois plusieurs se regrouper en bordure de la cour de l’école. Ils s’assoient, se relèvent, tournent en rond, comme s’ils attendaient quelque chose. Soudain, la cloche sonne, les portes de l’école s’ouvrent, les enfants sortent en criant, c’est la récréation. Les chiens se précipitent alors dans la cour, joyeux et excités, ils vont rejoindre les écoliers. Voilà bien l’agenda des chiens d’Ekuanitshit : ils connaissent l’heure de la récréation et adorent aller jouer au ballon. Ces chiens du Nord sont sans laisse, sans muselière, sans permis; il y en a des gros, des petits, des sortes de races, des mélangés; ils sont complètement libres d’aller où ils veulent, quand ils veulent.
Durant la pause, je bois un café, et je me mets à réfléchir. Il y a 50 ans, lors d’une rencontre avec le légendaire ethnologue Jacques Rousseau, ce dernier m’avait confié la tâche d’éditer les notes d’un jeune anthropologue américain mort sur le terrain, à Sheshatshiu (North West River), en 1960. Ces notes étaient fascinantes, mais ce qui avait retenu le plus mon attention, c’était son inventaire des chiens. Durant son séjour là-bas, le jeune ethnographe avait relevé les noms de tous les chiens de la communauté et interrogé les anciens à propos de ces précieux alliés de chasse issus d’une très vieille lignée canine – des générations de purs « chiens indiens » qui avaient accompagné les Innus sur le territoire depuis des milliers d’années. Ils s’appelaient Tshakunaw (Chocolat), Petit-Ours, Courageux, Tête-de-Bois et tant d’autres noms affectueux. Le jeune Américain souhaitait qu’on les protège en tant que trésor patrimonial. Je me suis souvenu de Gaston, le petit chien surdoué de mon ami Georges Mestokosho; j’ai revu des images de Tshimitiskan, le petit chien noir de la maison où j’habitais lors de mes premiers séjours à Mingan. Depuis un demi-siècle que je viens ici, il y a toujours eu des chiens en liberté que les bienpensants du gouvernement auraient tant voulu voir disparaître; mais auxquels les Innus semblent absolument tenir, d’hier à aujourd’hui. Ils ont des noms, ils ont des maîtres et des maisons, quelqu’un les aime et tous les nourrissent. La nuit, ils dorment, se chamaillent, courent le porc-épic; certains se mettent régulièrement « dans le trouble ». Le jour, ils cherchent nonchalamment la compagnie des humains, ils viennent renifler les étrangers, ils courent auprès des enfants, ils vont de la mer à la forêt, de la forêt à la mer, en passant par l’école, par les cours des maisons, suivant les caprices d’un itinéraire qu’ils sont seuls à connaître. Ils vivent au grand air, en hiver comme en été, en bordure des foyers humains; ils dorment sur les balcons de bois gris, au pied des portes, roulés en boule, sous le vent des tempêtes de neige et dans les froids les plus durs, avant de se secouer pour mieux reprendre leurs courses au petit matin.
Eh oui, cette affaire des chiens aura toujours taraudé l’esprit fonctionnaire. Combien de fois a-t-on voulu que les Innus mettent de l’ordre dans tout cela ? Ces derniers semblent répondre : « Vous nous avez eus, mais vous n’aurez pas nos chiens ! » Autrefois, les missionnaires qualifiaient les Innus d’« errants vagabonds »; leurs chiens représentent peut-être un dernier pied de nez à la bureaucratie canadienne qui les a enfermés dans des réserves. Quand je vois les chiens aller et venir, c’est eux, leurs maîtres, que j’entends : « Fini les enclos, fini les muselières, nous japperons, nous hurlerons, nous mordrons s’il le faut, tant que nous n’aurons pas retrouvé les sentiers de notre liberté. »