Éditorial
Les appels se multiplient pour revaloriser les sciences humaines. Seront-ils entendus ?
Bienvenue dans le programme de sciences humaines, qu’on appelle aussi sciences “molles”, car on les pense moins rigoureuses que les sciences dites “dures”, comme les maths et la physique. Si vous poursuivez dans cette branche, sachez que, dans vos partys de famille, on vous questionnera sans arrêt sur l’utilité de votre formation et vos perspectives d’emploi. » C’est dans ces termes cyniques qu’un professeur de sociologie nous avait accueillis jadis, mes collègues de classe et moi-même, lors de notre premier cours de cégep. En moins d’une minute, il venait de résumer les préjugés qui minent les sciences humaines depuis des décennies. Alors que j’avais choisi ce cheminement sans autre but que celui d’apprendre, sans égard à un choix de carrière, une telle entrée en matière avait de quoi me déprimer.
Tous les diplômés « ès arts » ont déjà entendu une version de ce discours qui s’est durci au cours des dernières années. Dans un monde qui carbure aux données, aux algorithmes et aux lignes de code, l’étude de la condition humaine peut paraître futile. Pourtant, « ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément ». Attribué à Einstein, ce bel aphorisme est en quelque sorte le coeur d’une flopée d’essais publiés récemment par des auteurs provenant de la Silicon Valley, de Wall Street et d’universités américaines qui, chacun à leur manière, tentent de redorer le blason des sciences humaines.
Selon eux, les sociétés ont commis une erreur en priorisant les STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), perçues comme des vecteurs naturels d’innovation et de retombées économiques, au détriment des sciences humaines, dont on a oublié la valeur intrinsèque. Pour Scott Hartley, auteur du livre The Fuzzy and the Techie (Houghton Mifflin Harcourt, 2017), l’étude des humanités est une aventure intellectuelle au cours de laquelle les étudiants développent une curiosité ainsi que des habiletés qui leur serviront toute leur vie. « Ces compétences fondamentales – pensée critique, compréhension de lecture, analyse logique, argumentation, communication claire et persuasive – préparent également très bien les étudiants à la vie professionnelle », écrit-il. Ce conseiller en capital de risque note au passage que plusieurs leaders des technos ont étudié les « humanités » : Susan Wojciki (YouTube) a une formation en histoire et en littérature; Brian Chesky (Airbnb) a étudié les beaux-arts; Stewart Butterfield ( Slack) est diplômé en philosophie; Jack Ma (Alibaba) possède une licence d’anglais.
C’est ce qui laisse dire à Joseph Aoun, président de la Northeastern University, à Boston, et auteur du livre Robot-Proof (The MIT Press, 2017), que seules les sciences humaines procureront un avantage compétitif aux futurs travailleurs qui seront confrontés aux affres de la robotisation et aux dérapages potentiels de l’intelligence artificielle. Il propose même de créer une nouvelle formation, les « humanics », qui marierait les humanités et les STIM.
Ces auteurs ont raison : les sciences « molles » et les sciences « dures » ne sont pas mutuellement exclusives; elles sont interdépendantes. Il est temps de mettre fin à cette fausse dichotomie qui freine la recherche de solutions dans notre monde de plus en plus complexe et polarisé.
Mais cet appel sera-t-il entendu ? Tous les espoirs sont permis, car même le patron d’Apple, Tim Cook, l’a compris, lui qui déclarait ceci aux nouveaux diplômés du MIT en 2017 : « Si la science est une recherche à tâtons dans le noir, alors les sciences humaines sont une bougie qui révèle nos traces et les dangers qui nous attendent. »
Les sciences « molles » et les sciences « dures » ne sont pas mutuellement exclusives; elles sont interdépendantes.