L’HISTOIRE DÉCHIFFRÉE
Grâce à la science des données, le projet Seshat promet de lever le voile sur de vieilles énigmes de l’histoire.
Grâce à la science des données, des chercheurs lèvent le voile sur de vieilles énigmes de l’histoire.
Depuis les premiers villages mésopotamiens, il y a 12000 ans, jusqu’aux États- nations d’aujourd’hui, les sociétés se sont complexifiées en suivant des chemins tortueux. Quels sont les facteurs clés de leur évolution ? Est-ce davantage l’agriculture ou bien les conflits armés entre les groupes ? Ou encore la religion ? Et qu’est-ce qui a provoqué leur chute ? La science des données pourra bientôt apporter un nouvel éclairage sur ces questions. Depuis 2011, des chercheurs du monde entier alimentent une vaste banque de données archéologiques et historiques. Baptisée Seshat, elle contient plus de 200 000 unités d’information sur des civilisations du monde, depuis les Incas jusqu’aux Égyptiens, en passant par les Khmers et les Romains. Pour chaque société, ils ont consigné la population, la taille du territoire, la hauteur du plus im- portant édifice, l’utilisation du calendrier, le nombre de niveaux hiérarchiques dans l’armée, la présence de monnaie, etc. Toutes ces variables sont chiffrées ou binaires (oui/non).
« Notre but est de comprendre, avec des techniques mathématiques, comment les sociétés humaines évoluent », explique Thomas Currie, anthropologue à l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, qui est l’un des coordonnateurs de Seshat.
En décembre 2017, Seshat publiait sa première grande étude dans Proceedings of the National Academy of Sciences. « Cet article est fondateur, déclare Peter Turchin, professeur à l’université du Connecticut et codirecteur de Seshat. On y définit la variable qui correspond à la complexité d’une société. »
La variable, platement nommée « PC1 », émerge d’un procédé mathématique qui intègre en une seule dimension neuf grandes caractéristiques des sociétés: le territoire, la population totale, la population de la capitale, la hiérarchie, le gouvernement, l’argent, les infrastructures, le système d’information et la littérature. Une valeur élevée de PC1 correspond à une société complexe; une valeur basse, à une société peu complexe. Lorsque l’Empire romain s’est effondré, par exemple, sa valeur de PC1 a chuté d’environ 20 %.
« Maintenant que nous avons une mesure de la complexité, nous pouvons évaluer comment les autres variables l’affectent, explique Peter Turchin. En ce moment, nous analysons l’influence des religions et des rituels. Plusieurs spécialistes croient que ces pratiques ont une importance cruciale pour empêcher la chute des sociétés. Nous voulons les tester. »
Les chercheurs s’intéressent notamment à la théorie de Harvey Whitehouse, professeur à l’université d’Oxford et codirecteur de Seshat, selon laquelle il existe deux types de religions : celles qui imposent des rituels fréquents et peu intenses (comme le christianisme) et celles qui imposent des rituels peu fréquents, mais très intenses (comme chez certaines tribus papoues). Le premier type est souvent associé aux sociétés agricoles; le second, aux petits groupes fusionnels où se pratiquent des rites de passage ou même des sacrifices humains. À l’aide de la base de données, les scientifiques espèrent découvrir si ces types de rituels se mettent en place avant, pendant ou après qu’une société s’est complexifiée. Ils veulent aussi évaluer si les sociétés qui combinent les deux types de rituels persistent davantage dans le temps.
LES INÉGALITÉS, DU NÉOLITHIQUE À AUJOURD’HUI
Outre la religion, la banque de données Seshat – nommée d’après la déesse égyptienne de la sagesse, de la connaissance et de l’écriture – pourrait aussi mieux expli-
quer l’évolution des inégalités sociales à long terme. « Par inégalités, nous entendons un contrôle despotique de la population, une sélection héréditaire des dirigeants, des sacrifices humains, une absence de compte à rendre par le pouvoir, etc. », indique Thomas Currie.
« Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient assez égalitaires, poursuit-il. Puis, avec l’émergence des chefferies et des États, on a vu une montée des inégalités. Ensuite, avec la démocratie, la société est redevenue plus égalitaire. Ce retour vers l’égalité est souvent associé au siècle des Lumières, mais d’autres historiens croient qu’il trouve plutôt sa source il y a 2 000 ans, avec l’éclosion des grandes religions et de la philosophie grecque. Cette question reste très controversée ! »
Le passé étant garant de l’avenir, Seshat pourrait même nous aider à anticiper, et prévenir, l’effondrement des sociétés actuelles. Peter Turchin croit que les inégalités économiques croissent jusqu’à la chute du système politique, et que ce schéma se répète périodiquement dans le temps. Grâce à Seshat, il vérifiera si cette hypothèse colle à l’histoire, avant de proposer des mesures aux décideurs pour briser ce cercle vicieux dans le futur.
Les historiens prendront-ils au sérieux les résultats issus de Seshat ? « La plupart d’entre eux ne sont pas intéressés par la science des données », constate Peter Turchin. Pourtant, c’est bien le travail des historiens qui fournit la matière première de la base de données. Sans être impliqué dans le projet, l’historien Léon Robichaud de l’Université de Sherbrooke, croit que Seshat a des chances de séduire la communauté des chercheurs : « Les historiens sont très sceptiques sur les mégadonnées. Mais avec Seshat, il ne s’agit pas que de mots en l’air ! » L’information est riche, bien organisée et équilibrée géographiquement, selon lui.
Qui plus est, les données de Seshat sont disponibles en ligne – de sorte que n’importe quel chercheur peut vérifier l’analyse d’un collègue – et assorties de références. « Nous voulons avancer audelà de la joute verbale et, pour cela, nous devons bien expliquer notre démarche aux historiens », avance Thomas Currie. Est-ce le début d’une longue histoire ? « En tout cas, c’est le genre de proposition dont on avait besoin ! » se réjouit Léon Robichaud.