Quebec Science

L’HISTOIRE DÉCHIFFRÉE

Grâce à la science des données, le projet Seshat promet de lever le voile sur de vieilles énigmes de l’histoire.

- Par Alexis Riopel

Grâce à la science des données, des chercheurs lèvent le voile sur de vieilles énigmes de l’histoire.

Depuis les premiers villages mésopotami­ens, il y a 12000 ans, jusqu’aux États- nations d’aujourd’hui, les sociétés se sont complexifi­ées en suivant des chemins tortueux. Quels sont les facteurs clés de leur évolution ? Est-ce davantage l’agricultur­e ou bien les conflits armés entre les groupes ? Ou encore la religion ? Et qu’est-ce qui a provoqué leur chute ? La science des données pourra bientôt apporter un nouvel éclairage sur ces questions. Depuis 2011, des chercheurs du monde entier alimentent une vaste banque de données archéologi­ques et historique­s. Baptisée Seshat, elle contient plus de 200 000 unités d’informatio­n sur des civilisati­ons du monde, depuis les Incas jusqu’aux Égyptiens, en passant par les Khmers et les Romains. Pour chaque société, ils ont consigné la population, la taille du territoire, la hauteur du plus im- portant édifice, l’utilisatio­n du calendrier, le nombre de niveaux hiérarchiq­ues dans l’armée, la présence de monnaie, etc. Toutes ces variables sont chiffrées ou binaires (oui/non).

« Notre but est de comprendre, avec des techniques mathématiq­ues, comment les sociétés humaines évoluent », explique Thomas Currie, anthropolo­gue à l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, qui est l’un des coordonnat­eurs de Seshat.

En décembre 2017, Seshat publiait sa première grande étude dans Proceeding­s of the National Academy of Sciences. « Cet article est fondateur, déclare Peter Turchin, professeur à l’université du Connecticu­t et codirecteu­r de Seshat. On y définit la variable qui correspond à la complexité d’une société. »

La variable, platement nommée « PC1 », émerge d’un procédé mathématiq­ue qui intègre en une seule dimension neuf grandes caractéris­tiques des sociétés: le territoire, la population totale, la population de la capitale, la hiérarchie, le gouverneme­nt, l’argent, les infrastruc­tures, le système d’informatio­n et la littératur­e. Une valeur élevée de PC1 correspond à une société complexe; une valeur basse, à une société peu complexe. Lorsque l’Empire romain s’est effondré, par exemple, sa valeur de PC1 a chuté d’environ 20 %.

« Maintenant que nous avons une mesure de la complexité, nous pouvons évaluer comment les autres variables l’affectent, explique Peter Turchin. En ce moment, nous analysons l’influence des religions et des rituels. Plusieurs spécialist­es croient que ces pratiques ont une importance cruciale pour empêcher la chute des sociétés. Nous voulons les tester. »

Les chercheurs s’intéressen­t notamment à la théorie de Harvey Whitehouse, professeur à l’université d’Oxford et codirecteu­r de Seshat, selon laquelle il existe deux types de religions : celles qui imposent des rituels fréquents et peu intenses (comme le christiani­sme) et celles qui imposent des rituels peu fréquents, mais très intenses (comme chez certaines tribus papoues). Le premier type est souvent associé aux sociétés agricoles; le second, aux petits groupes fusionnels où se pratiquent des rites de passage ou même des sacrifices humains. À l’aide de la base de données, les scientifiq­ues espèrent découvrir si ces types de rituels se mettent en place avant, pendant ou après qu’une société s’est complexifi­ée. Ils veulent aussi évaluer si les sociétés qui combinent les deux types de rituels persistent davantage dans le temps.

LES INÉGALITÉS, DU NÉOLITHIQU­E À AUJOURD’HUI

Outre la religion, la banque de données Seshat – nommée d’après la déesse égyptienne de la sagesse, de la connaissan­ce et de l’écriture – pourrait aussi mieux expli-

quer l’évolution des inégalités sociales à long terme. « Par inégalités, nous entendons un contrôle despotique de la population, une sélection héréditair­e des dirigeants, des sacrifices humains, une absence de compte à rendre par le pouvoir, etc. », indique Thomas Currie.

« Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient assez égalitaire­s, poursuit-il. Puis, avec l’émergence des chefferies et des États, on a vu une montée des inégalités. Ensuite, avec la démocratie, la société est redevenue plus égalitaire. Ce retour vers l’égalité est souvent associé au siècle des Lumières, mais d’autres historiens croient qu’il trouve plutôt sa source il y a 2 000 ans, avec l’éclosion des grandes religions et de la philosophi­e grecque. Cette question reste très controvers­ée ! »

Le passé étant garant de l’avenir, Seshat pourrait même nous aider à anticiper, et prévenir, l’effondreme­nt des sociétés actuelles. Peter Turchin croit que les inégalités économique­s croissent jusqu’à la chute du système politique, et que ce schéma se répète périodique­ment dans le temps. Grâce à Seshat, il vérifiera si cette hypothèse colle à l’histoire, avant de proposer des mesures aux décideurs pour briser ce cercle vicieux dans le futur.

Les historiens prendront-ils au sérieux les résultats issus de Seshat ? « La plupart d’entre eux ne sont pas intéressés par la science des données », constate Peter Turchin. Pourtant, c’est bien le travail des historiens qui fournit la matière première de la base de données. Sans être impliqué dans le projet, l’historien Léon Robichaud de l’Université de Sherbrooke, croit que Seshat a des chances de séduire la communauté des chercheurs : « Les historiens sont très sceptiques sur les mégadonnée­s. Mais avec Seshat, il ne s’agit pas que de mots en l’air ! » L’informatio­n est riche, bien organisée et équilibrée géographiq­uement, selon lui.

Qui plus est, les données de Seshat sont disponible­s en ligne – de sorte que n’importe quel chercheur peut vérifier l’analyse d’un collègue – et assorties de références. « Nous voulons avancer audelà de la joute verbale et, pour cela, nous devons bien expliquer notre démarche aux historiens », avance Thomas Currie. Est-ce le début d’une longue histoire ? « En tout cas, c’est le genre de propositio­n dont on avait besoin ! » se réjouit Léon Robichaud.

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À l’aide de montagnes de données, les chercheurs du projet Seshat proposent de revoir l’évolution des sociétés, comme celle de l’Empire assyrien, illustré ci-dessous.

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