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Routes en ruine: comment se sortir du trou?

LES ROUTES NORDAMÉRIC­AINES SONT EN PIÈTRE ÉTAT. EN CAUSE ? UN SOUS FINANCEMEN­T CHRONIQUE, UN CLIMAT RUDE, DES CAMIONS DE PLUS EN PLUS LOURDS… MAIS AUSSI UNE COMPLEXITÉ TECHNIQUE QUI DONNE DES MAUX DE TÊTE AUX INGÉNIEURS.

- Par Marine Corniou

Nos routes sont en piètre état. En cause ? Un sous-financemen­t chronique, un climat rude, des camions de plus en plus lourds… Mais aussi une complexité technique qui donne des maux de tête aux ingénieurs.

Pour se rendre en voiture chez Bitumar, dans l’est de Montréal, mieux vaut avoir les reins solides – ou de bons amortisseu­rs. Nous ne sommes qu’en janvier et, pourtant, la rue Notre-Dame Est est déjà constellée de nids-depoule. Il faut dire que le ballet des camions n’arrange rien : sous leurs roues, il suffit de quelques heures pour qu’un petit trou se transforme en véritable cratère. « Un seul camion sollicite la chaussée autant que 2 000 autos ! Voilà pourquoi il est important de tenir compte de la densité de trafic avant de concevoir une route », explique René Dufresne, le directeur technique de Bitumar, une entreprise préparant le bitume qui se retrouve justement sur les chaussées. Mais que l’on blâme les hivers rigoureux, les camions, la corruption ou les chasse-neige, le constat est le même à l’échelle de la province et même du pays : 20% des routes municipale­s canadienne­s sont en mauvais ou très mauvais état, et la moitié ont besoin d’entretien ! À tel point que le sujet fait désormais partie de l’identité des Canadiens, les grandes villes revendiqua­nt à tour de rôle le statut de « capitale du nid-de-poule » (Edmonton, Montréal, Toronto et Ottawa semblent se disputer le titre).

« Tous mes amis me posent la question : pourquoi nos routes ne sont-elles pas en meilleur état ? Hélas, la réponse n’est pas simple », admet Michel Paradis, directeur de la section Matériaux d’infrastruc­tures au ministère des Transports du Québec (MTQ). D’abord, il n’y a pas, en matière de route, de recette toute faite ni de science exacte. Ensuite, on accuse un retard difficile à rattraper.

Après des décennies de sous-financemen­t et de manque d’entretien, nos routes,

souvent construite­s dans les années 1960 et soumises à un trafic croissant, sont à bout de souffle. « Et c’est tout à fait normal. Une route, c’est comme une voiture, il faut l’entretenir. La durée de vie est de 15 ou 20 ans, à condition de boucher les fissures. Or il y a eu des négligence­s dans le passé, et on a pris énormément de retard partout, dans les municipali­tés et au niveau provincial », constate Alan Carter, directeur du Laboratoir­e sur les chaussées et matériaux bitumineux à l’École de technologi­e supérieure (ÉTS) de Montréal.

Sans surprise, aujourd’hui, le navire prend l’eau de toutes parts. En dépit des millions injectés chaque année, le rapiéçage est loin d’être suffisant. On ne compte plus les rues de Montréal, complèteme­nt défoncées, qui sont soumises à un resurfaçag­e en urgence et qui craquent de nouveau quelques mois plus tard. Ou les nids-de-poule comblés à la va-vite qui réapparais­sent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. « La mairie nous demandait de tartiner d’asphalte des routes complèteme­nt finies, ou des dalles en béton qui s’effritent, alors qu’il aurait fallu tout excaver et en refaire la structure », nous explique un ancien employé montréalai­s d’Eurovia, une filiale de Vinci, qui préfère conserver l’anonymat. « Ce type de “pavage d’élection”, ce n’est pas une légende, confirme sans hésiter Alan Carter. Mais le problème n’est pas dans la réparation des nids-de-poule. On n’a pas le choix de les remplir pour des questions de sécurité. Le problème, c’est que, quand ils surviennen­t, il est déjà trop tard. » En fait, sous nos latitudes, dès que les fissures apparaisse­nt dans le bitume, l’eau pénètre, stagne sous la surface, gèle, gonfle, de sorte que la couche de surface éclate comme du verre. Autrement dit, nombre de nos routes, fissurées de long en large, ont atteint depuis longtemps le point de non-retour. « Il faudrait colmater les fissures tout de suite, mais on est dans l’urgence, pas assez dans la prévention », ajoute M. Carter.

Inutile de s’appesantir sur le manque d’entretien passé des infrastruc­tures, que les experts condamnent à l’unanimité. Face à l’ampleur du désastre, il reste à trouver les meilleures méthodes pour rectifier le tir et construire de nouvelles routes capables de tenir la distance... sans ruiner l’État.

UN ART COMPLEXE

Plus facile à dire qu’à faire, car bâtir une route est une tâche ardue. Une chaussée est constituée d’un empilement de couches hétérogène­s, de nombre et de profondeur variables : d’abord des cailloux grossiers, puis des cailloux plus fins, sur lesquels est

coulée une ou deux couches d’enrobé (que l’on appelle souvent à tort « asphalte »), faite à 95 % de cailloux et à 5% de bitume. Impossible d’imposer une marche à suivre universell­e, car il faut tenir compte du climat, des sols, du trafic et, bien sûr, des matériaux. Rien que sur le bitume, par exemple, on pourrait écrire un traité.

René Dufresne, chez Bitumar, est intarissab­le sur le sujet : « Le bitume est issu de la distillati­on des pétroles bruts. Certains pétroles font du bon bitume, d’autres non. » Transporté­e chaude par bateau, train ou pipeline, cette substance noire visqueuse est entreposée chez Bitumar à Montréal, sur l’avenue Broadway – qui n’a de glamour que le nom –, dans une dizaine de cuves immenses. Quant au laboratoir­e adjacent, on y chauffe, refroidit, compresse et malmène des échantillo­ns de bitume à longueur de journée pour s’assurer de leur qualité. « Le bitume doit être suffisamme­nt solide en été pour éviter l’orniérage [NDLR : le “creusement” de la chaussée sous les roues] et suffisamme­nt souple en hiver pour ne pas se fissurer quand la route se contracte », explique ce jovial diplômé de Polytechni­que. Un matériau dur quand il fait chaud et mou quand il fait froid, c’est déjà en soi un défi technique. « En plus, les bitumes sont extrêmemen­t complexes chimiqueme­nt. Il n’y en a pas deux identiques, souligne Alan Carter. Mais

ce qu’on exige, c’est qu’ils remplissen­t certains impératifs quant à la résistance. »

Cette « norme » à atteindre, c’est ce qu’on appelle le grade de performanc­e, ou PG. « Naturellem­ent, le bitume résiste à une amplitude de 86 °C, par exemple entre 64 °C et -22 °C. On dit alors que son grade est PG 64-22 », explique René Dufresne. En y ajoutant des polymères, les fabricants comme Bitumar augmentent ses propriétés élastiques et améliorent sa résistance. Le MTQ impose un « PG » minimal, variable selon les régions et le type de route, en visant le meilleur rapport coût-résistance possible. « Parfois, c’est un peu limite pour notre climat, concède M. Dufresne. On pourrait faire mieux. Nous avons mis au point avec l’ÉTS un bitume modifié par des polymères, qui supporte des températur­es de 88 °C à -28 °C. Mais évidemment, il est plus cher. »

Par ailleurs, même si le bitume résiste bien aux tests de labo, son comporteme­nt sur le terrain réserve parfois des surprises. « Il y a tellement de facteurs qui entrent en jeu. Il suffit de deux ou trois erreurs pour que ce soit la catastroph­e ! » prévient Guy Doré, chercheur au laboratoir­e de géotechniq­ue routière de l’Université Laval.

C’est ce qui se passe quand des routes flambant neuves comme l’A-85, dans le Bas-Saint-Laurent, exhibent au bout de deux ans d’immenses fissures parallèles au sens de la route. « C’est arrivé alors qu’elles avaient été construite­s avec d’excellents matériaux. Le problème vient d’un défaut au moment de la pose de l’enrobé bitumineux », explique Martin Lavoie, ingénieur au MTQ. La températur­e de l’enrobé doit impérative­ment être homogène au moment de la compaction (environ 140 °C). S’il y a des zones plus froides, elles seront moins denses, plus poreuses, et donc plus susceptibl­es de craquer. Depuis une dizaine d’années, le Ministère impose donc aux firmes qui supervisen­t les chantiers un contrôle par thermograp­hie infrarouge; environ 55 % des enrobés sur le réseau routier du Ministère sont désormais posés en respectant cette prescripti­on. En détectant en temps réel les différence­s de températur­e dans l’enrobé dès la pose, la caméra thermique a nettement amélioré les pratiques.

D’autres écueils ruinent nos routes. Il y a bien sûr toutes ces histoires de malfaçons et de corruption (voir l’encadré à gauche « La faute de la mafia? »), mais on peut aussi citer des couches granulaire­s sous-dimensionn­ées, un trafic plus intense que celui pour lequel la route a été conçue, un sous-sol argileux qui se gonfle sous l’effet du gel, des conditions météo défavorabl­es lors de l’asphaltage, etc. « En outre, les granulats sont très variables et on s’est rendu compte que tous n’adhèrent pas de la même manière au bitume », détaille Michel Paradis, au MTQ.

Pour tenter de contrôler cette délicate alchimie, le Ministère demande à chaque fabricant de lui envoyer sa recette et ses ingrédient­s (bitume et granulats), pour les chantiers relevant du provincial. Une variation de 0,5 % dans la quantité de bitume pouvant changer complèteme­nt le comporteme­nt de l’enrobé, le Ministère teste conscienci­eusement la résistance de chaque mélange en laboratoir­e. Un contrôle qualité assez lourd…

Les choses se compliquen­t d’autant

plus que l’industrie cherche désormais à recycler un nombre croissant de matériaux. À commencer par le vieux bitume qu’on arrache des chaussées à rénover. « Le Ministère autorise les constructe­urs à utiliser 20 % d’enrobé recyclé dans leurs mélanges, explique Alan Carter. Mais plus le bitume est vieux, plus il s’oxyde et durcit. Cela change donc le grade de performanc­e final, et il y a beaucoup de recherche pour comprendre comment les bitumes se mélangent, réagissent ensemble, etc. » Pour lui redonner un coup de jeune, on y ajoute des solvants, des additifs, et même des huiles de cuisson ou de moteur usagées. Certains chercheurs pensent que ce « virage vert » a diminué la qualité des revêtement­s routiers, mais il n’y a pas consensus. On manque de recul pour savoir comment le vieux bitume, le verre broyé, la cellulose ou les scories d’acier qu’on y insère parfois à la place des granulats changent à long terme les propriétés mécaniques de l’enrobé. « Si le bitume tient deux fois moins longtemps parce qu’on y a ajouté n’importe quoi, le recyclage n’est pas une solution », avertit M. Carter.

BITUME CONTRE GRAVIER

On l’aura compris, il n’y a pas de solution magique. Si ce n’est, peut-être, disposer de ressources financière­s et matérielle­s illimitées. « Bien sûr qu’on a la science et les matériaux pour construire une chaussée neuve à très longue durée de vie. Mais c’est cher, affirme Alan Carter. Et les politicien­s sont élus pour 4 ans : c’est difficile de les convaincre de faire des investisse­ments massifs qui ne seront payants que dans 15 ans. »

Avec sa faible densité de population et son immense territoire, le Canada se classe en tête des pays ayant le plus de kilomètres de routes à entretenir par habitant. Cela représente plus de 1 million de kilomètres de routes; sans péages, qui plus est. Le Québec compte à lui seul 320 000 km, dont 30 000 km sont gérés par le MTQ, et dont la qualité s’est améliorée en 10 ans, selon le Bilan 2016 de l’état des chaussées. Les 290 000 km restants relèvent le plus souvent des municipali­tés qui n’ont ni l’argent ni l’expertise pour réparer les pots cassés. Depuis 2015, CAA-Québec publie un palmarès annuel des pires routes de la province, invitant les usagers à signaler les tronçons les plus dégradés. Les 10 « gagnantes », en 2017, étaient toutes de responsabi­lité municipale.

Face au gouffre financier que représente le simple entretien des routes, un mouvement de « désasphalt­age » s’amorce en Amérique du Nord, principale­ment aux États-Unis. L’idée : retirer l’enrobé bitumineux, trop coûteux, des voies à faible circulatio­n (qui représente­nt 70% du réseau canadien !) et se contenter de routes de terre. « Des procédés efficaces existent pour limiter la poussière. Chaque municipali­té veut des routes revêtues, mais c’est une erreur », estime Alan Carter. Sommes-nous prêts à troquer notre rêve de bitume noir et lisse contre des routes en gravier ? Il faudrait commencer à y songer. En attendant, vous pouvez voter à partir de la mi-avril pour la « pire route » québécoise sur le site de CAA-Québec.

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Alan Carter, directeur du Laboratoir­e sur les chaussées et matériaux bitumineux à l’École de technologi­e supérieure (ÉTS) de Montréal
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Enrobé bitumineux
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Granulats
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Bitume
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