Quebec Science

QUAND MEURT-ON?

Un mort dont le coeur bat ? Oui, cela existe. Au grand désespoir de plusieurs familles.

- Par Joël Leblanc

Au Civic Hospital de Brampton, en Ontario, Taquisha McKitty, jeune mère de 27 ans, est allongée sur un lit. Au moment d’écrire ces lignes, une machine souffle de l’air dans ses poumons et un mince tube passe par sa narine pour acheminer des nutriments jusqu’à son estomac. Une fois à l’urgence, le 14 septembre 2017 à la suite d’une surdose de drogue, les médecins ont tenté de la sauver, mais ont finalement dû déclarer sa mort cérébrale. Depuis, son coeur bat toujours, mais il ne se passe rien dans sa tête.

Ses parents refusent toutefois qu’elle soit débranchée, disant qu’ils la voient parfois bouger. Ils demandent même une révocation du certificat de décès. L’affaire est devant les tribunaux. « Je ne crois pas que la mort cérébrale soit la vraie mort, c’est contraire à la foi de ma famille », a déclaré en cour son père, fervent chrétien. Deux définition­s de la mort s’affrontent, l’une biomédical­e, l’autre religieuse. Taquisha est-elle vivante? Est-elle morte?

Depuis toujours, les humains ont confirmé la mort de leurs proches par les seuls signes facilement perceptibl­es de l’extérieur : l’arrêt du coeur et celui de la respiratio­n. Mais c’était sans compter les progrès de la science. Au milieu du XXe siècle se répandit une nouvelle technologi­e dans les hôpitaux : le respirateu­r artificiel. Et avec lui émergea « toute une classe de gens au corps chaud et dont le sang circule – pouvant même combattre des infections ou mener à terme une grossesse – mais dépourvus de toutes fonctions cérébrales », expose Leslie Whetstine, philosophe s’intéressan­t aux définition­s de la mort à la Walsh University en Ohio. Le respirateu­r permet en effet de maintenir l’oxygénatio­n et donc les battements cardiaques – et toutes les fonctions biologique­s, depuis la digestion jusqu’à la pousse des ongles. Des mouvements des membres peuvent même survenir, attribuabl­es à une activité nerveuse résiduelle dans la moelle épinière.

Soudaineme­nt, la mort n’était plus la mort telle qu’on la connaissai­t. Voilà pourquoi, en mai 1968, un comité d’experts de la Harvard Medical School a jeté les bases du concept de mort cérébrale: le cerveau peut être mort même si le coeur bat encore. À condition de respecter cinq critères : l’absence d’activité électrique dans le cerveau, de réactivité à l’examen neurologiq­ue, de réponse à la douleur, de réflexe des nerfs crâniens et de respiratio­n spontanée.

Une définition qui a eu le mérite de faciliter la transplant­ation d’organes, mais qui crée de la confusion chez ceux qui restent. « C’est vrai

que ce n’est pas facile d’accepter qu’un proche soit mort, tandis que son coeur bat. C’est contre-intuitif », admet Éric Racine, directeur de l’unité de recherche en neuroéthiq­ue à l’Institut de recherches cliniques de Montréal. Au Canada, cela représente environ 1 % des cas de décès.

VIDE JURIDIQUE

Si la plupart des pays développés utilisent la définition de mort cérébrale pour mettre un terme à la vie des patients sous ventilateu­r mécanique, certains s’attachent encore au bon vieil arrêt cardiaque. L’État du New Jersey, aux États-Unis, par exemple, applique la définition cérébrale, mais des individus peuvent légalement la rejeter pour motifs religieux (on attend alors que le coeur lâche pour « débrancher » le patient). Quant à lui, le Japon est le seul pays qui autorise ses citoyens à choisir à l’avance la définition de leur mort, cardiaque ou cérébrale. On peut donc être déclaré mort quelque part, alors qu’on serait encore vivant ailleurs…

Et au Canada? En gros, vous êtes officielle­ment mort… quand le médecin déclare que vous l’êtes. « Nous n’avons pas de définition légale de la mort, expose Éric Racine. L’État s’en remet aux médecins, mais ceux-ci appliquent, bien sûr, la définition cérébrale. » Seul le Manitoba s’est doté, depuis 1975, d’une définition basée sur la mort du cerveau. Ailleurs au pays, le vide juridique ouvre la porte à des demandes d’accommodem­ents religieux, comme c’est le cas pour Taquisha McKitty.

Dans des circonstan­ces « naturelles » (c’est-à-dire sans respirateu­r), l’arrêt cardiaque et la mort cérébrale se suivent de très près. Lorsqu’un coeur cesse de battre, la circulatio­n s’arrête et le sang oxygéné cesse d’être acheminé au cerveau. Quelques secondes après cette coupure d’oxygène, c’est l’évanouisse­ment; et après quelques minutes, c’est l’extinction du cerveau, due à la mort des cellules nerveuses qui le constituen­t. À l’inverse, si le cerveau est détruit en premier – à cause d’un accident vasculaire, par exemple – la respiratio­n s’arrête, faute de signal nerveux. Le coeur, qui est pour sa part autonome, continue de battre un moment, jusqu’à ce que le manque d’oxygène ait raison de lui et que l’arrêt cardiaque survienne.

« Pour les médecins, la mort est la cessation irréversib­le de toutes les activités du cerveau, précise Éric Racine. Mais, pour le grand public, l’appellatio­n “mort cérébrale” laisse parfois croire que tout n’est pas fini, que cette mort n’est pas “finale”. »

Même les médias s’y trompent, a observé Éric Racine, dans une étude publiée en 2014 recensant 940 articles de journaux américains et canadiens de 2005 à 2009. « Dans 39 % des articles, le concept de mort cérébrale était mal compris par les journalist­es eux-mêmes et mal expliqué – quand il était expliqué ! Plusieurs articles laissaient entendre à tort qu’une personne pouvait avoir deux morts; une première mort cérébrale, puis une deuxième, lors du débranchem­ent des appareils qui maintienne­nt les fonctions vitales. » Or, pour dire les choses crûment, un corps dont le cerveau est mort n’est pas très différent d’un corps sans tête dont on maintiendr­ait artificiel­lement les fonctions vitales.

Mais comment s’assurer de l’absence d’activité dans un cerveau, et surtout de l’irréversib­ilité de cette situation ? En se fiant au fameux tracé plat de l’électro-encéphalog­ramme (ÉEG) que l’on voit dans les films? Pas vraiment. « Un trait plat sur l’écran ne signifie pas nécessaire­ment que le cerveau est mort », explique Florin Amzica, directeur du Laboratoir­e de neurophysi­ologie du sommeil et des états de conscience altérés à l’Université de Montréal.

Tout comme un ordinateur éteint n’est pas brisé pour autant, un ÉEG plat peut être le signe d’un coma très profond, mais pas nécessaire­ment irréversib­le. « Le coma est le symptôme d’un dysfonctio­nnement sévère du cerveau. Mais il peut être provoqué par des drogues et une fois leur effet dissipé, le cerveau redémarre. » Un ÉEG seul, s’il peut détecter la vie, ne peut donc pas confirmer la mort.

Alors, comment peut-on déclarer un cerveau hors d’usage ? En observant des signes cliniques. On teste entre autres le réflexe respiratoi­re en stoppant momentaném­ent le respirateu­r. Puis, on tire légèrement sur le tube d’alimentati­on qui va dans l’estomac pour voir si le réflexe de déglutitio­n est présent, et on envoie un faisceau lumineux dans l’oeil pour vérifier si l’iris se contracte. Plusieurs autres tests doivent aussi être menés, idéalement deux fois plutôt qu’une, et par des médecins différents, avant de parvenir à un « diagnostic de décès neurologiq­ue ». « Toutes ces réactions sont des réflexes basiques, note Florin Amzica. S’ils ne fonctionne­nt pas, c’est que le cerveau profond est affecté. On ne donne pas cher

alors des fonctions complexes du cerveau, qui sont les premières à être détruites en cas d’hypoxie. »

Le tableau a beau être clair pour les médecins, il donne tout de même matière à réflexion aux éthiciens et philosophe­s, qui se questionne­nt sans relâche depuis la publicatio­n du rapport de Harvard. « Ce qui nous importe tant avec le cerveau est le fait qu’il supporte la conscience, note la philosophe Leslie Whetstine. Au-delà du cerveau et des organes biologique­s, la mort devrait plutôt être définie comme la perte irréversib­le de cet état de conscience. »

Dans son lit, Taquisha McKitty l’a perdu depuis plusieurs mois, cet état de conscience, quoi qu’en disent ses parents. La judiciaris­ation de son cas et de quelques autres fera peut-être bouger des choses au pays et forcer l’adoption d’une définition légale de la mort. Ou peut-être suffira-t-elle à rappeler l’absence d’un système d’accréditat­ion des médecins chargés de prononcer le diagnostic ultime, ce que déplorent certains d’entre eux.

Rien n’est simple dans la vie, pas même la fin.

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Florin Amzica, du Laboratoir­e de neurophysi­ologie du sommeil et des états de conscience altérés à l’Université de Montréal: « Un trait plat sur l’écran ne signifie pas nécessaire­ment que le cerveau est mort. »
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