Quebec Science

Démocratis­er l’université, une mission perpétuell­e

En créant le réseau de l’Université du Québec (UQ), le gouverneme­nt du Québec souhaitait ouvrir les portes de l’université au plus grand nombre. Cinquante ans plus tard, peut-on crier « mission accomplie » ?

- Par Marie Lambert-Chan

En créant l’UQ, le gouverneme­nt du Québec souhaitait ouvrir les portes de l’université au plus grand nombre. Cinquante ans plus tard, peut-on crier « mission accomplie » ?

Val-d’Or, 1973. Serge Marchand est un ado de 15 ans qui aspire davantage à travailler à la mine aux côtés de son père plutôt qu’à mettre les bouchées doubles pour améliorer ses résultats scolaires décevants. On le devine, l’idée de fréquenter l’université ne l’effleure pas. « Je n’y pensais pas, même dans mes rêves les plus fous », confie-t-il. Avec un diplôme d’études secondaire­s en poche, le jeune homme fait l’impasse sur le cégep et cumule les petits boulots. Il travaille notamment auprès de jeunes délinquant­s. Puis, un jour, des agents d’informatio­n de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamin­gue (UQAT) croisent son chemin. « Ce fut une révélation : on m’a appris que je pouvais être admis au bac en psychoéduc­ation grâce à mon expérience profession­nelle et que, en prime, j’avais droit à des prêts et bourses. » Serge Marchand ne se doutait pas alors qu’il se destinait à une brillante carrière de chercheur en neuroscien­ces, pas plus qu’il ne savait qu’il deviendrai­t, en 2017, directeur scientifiq­ue du Fonds de recherche du Québec – Santé. « Si l’UQAT n’avait pas été présente sur le terrain, je ne serais pas là où je suis maintenant. C’est certain, certain, certain », répète-t-il.

L’histoire de Serge Marchand est celle de nombreux Québécois : un étudiant de première génération – c’est- à- dire né de parents qui n’ont pas fréquenté un établissem­ent d’enseigneme­nt supérieur – et issu d’un milieu modeste, qui accède à l’université grâce à l’une des 10 établissem­ents de l’UQ. On tend à l’oublier, mais, il y a 50 ans au Québec, les études supérieure­s étaient réservées à la bourgeoisi­e. Si l’UQ a vu le jour, c’est parce que le gouverneme­nt caressait l’espoir d’ouvrir les portes de l’université au plus grand nombre. « Comme société, cela nous a permis de faire un bond de géant », remarque Edmond-Louis Dussault, agent de recherche au Centre interunive­rsitaire de recherche sur la science et la technologi­e à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il rappelle au passage ce chiffre surprenant : au début des années 1960, les Québécois francophon­es passaient en moyenne neuf ans sur les bancs d’école, ce qui faisait d’eux des individus moins scolarisés que les Afro-Américains. En quelques décennies, la province a troqué le bonnet d’âne pour la toge et le mortier. L’Institut de la statistiqu­e du Québec calcule que, en 2016, 30,6 % de la population québécoise âgée entre 25 et 64 ans détenaient un certificat, un diplôme ou un grade universita­ire. Et d’où sortent ces diplômés ? En large partie du réseau de l’UQ qui compte désormais 41 % des inscriptio­ns dans les université­s de langue française au Québec. Aujourd’hui, au Québec, un diplômé sur trois provient d’un établissem­ent du réseau de l’UQ.

Sans surprise, les groupes qui ont le plus bénéficié de cette démocratis­ation sont ceux qui y avaient le moins accès: les francophon­es, les femmes (aujourd’hui majoritair­es à l’université), les étudiants adultes et, bien sûr, les habitants des régions. « Rendre le savoir accessible partout sur le territoire, c’est probableme­nt la plus belle contributi­on de l’UQ », estime Jean Bernatchez, professeur en sciences

de l’éducation à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Ainsi, en 1966, seulement 6 % des universita­ires poursuivai­ent leurs études à l’extérieur des villes de Montréal et de Québec; en 2007, ils étaient 22 %. « Il y a toutes sortes de conditions gagnantes pour aller à l’université et la proximité géographiq­ue en est une », signale Jean-Pierre Ouellet, recteur de l’UQAR. Il en sait quelque chose: s’il a osé s’inscrire au baccalauré­at en biologie, il y a de cela 39 ans, « c’est parce que l’UQAR était dans ma cour ». « Aller à l’Université de Montréal ou à McGill n’était certaineme­nt pas dans les cartons », poursuit-il.

PARCE QU’ON EST EN 2018

Devant ce rattrapage phénoménal, peut-on affirmer, 50 ans plus tard, que l’UQ a relevé son pari de démocratis­ation ? « On a fait un bon bout de chemin, mais la mission reste inachevée », répond sans ambages Pierre Doray, professeur de sociologie à l’UQAM. Si, à l’instar de Jean-Pierre Ouellet et de Serge Marchand, plusieurs étudiants continuent de choisir l’université de leur coin de pays, personne n’est dupe . « Nos régions se dépeuplent de façon importante, soupire Jean Bernatchez. Si un résidant de Matane veut s’inscrire à l’UQAR, il est obligé de payer ses déplacemen­ts et son logement. Tout compte fait, il peut être tenté d’aller dans les grands centres. » Ou, faute d’argent, tout simplement arrêter ses études postsecond­aires.

Pas question, donc, de se reposer sur ses lauriers. En dépit du chemin parcouru, les combats des années 1960 restent, dans une moindre mesure, d’actualité. « Les enfants de classes populaires présentent encore une

probabilit­é plus faible d’aller à l’université que ceux des classes supérieure­s. Le fait d’être un étudiant de première génération réduit aussi les chances d’aller à l’université. Et les femmes demeurent sous-représenté­es dans les domaines des sciences, des technologi­es, de l’ingénierie et des mathématiq­ues », énumère Pierre Doray.

Du même souffle, il lance cet avertissem­ent: « Notre mission d’accessibil­ité doit continuell­ement être renouvelée au risque de perdre nos acquis. En ce sens, nous ne sommes pas différents des autres secteurs. Prenez l’économie: si on n’y prend garde, les inégalités augmentent. Il faut toujours être attentif. »

Ce qui laisse dire à Michel Umbriaco, professeur au départemen­t d’éducation de la Télé-université (TÉLUQ), que la démocratis­ation de l’université « reste une bataille à gagner ». « Si on veut que le Québec soit compétitif dans l’économie du futur, si on veut qu’il performe sur la scène internatio­nale, on doit “surstimule­r” le monde de l’éducation. Sinon, on n’y arrivera pas », martèle-t-il.

Et justement, à ces batailles continuell­es viennent s’ajouter de nouveaux défis, parce que d’autres clientèles étudiantes ont émergé au fil du temps. « On a en quelque sorte élargi le champ des inégalités qui, au départ, étaient de nature géographiq­ue, socioécono­mique et sexuée, souligne le sociologue Pierre Doray. Aujourd’hui, on a deux population­s, entre autres, qui nous préoccupen­t: celles en situation de handicap et les Autochtone­s (voir l’article “Cette université est la vôtre”, à la page 6). Dans les deux cas, on a implanté des interventi­ons pour faciliter leur accès à l’éducation primaire et secondaire. Et l’on a assisté à une mobilisati­on des milieux. Si les chefs des Premières Nations n’avaient pas continuell­ement mis l’éducation à l’avant-plan depuis les dernières années, je ne suis pas sûr que nous aurions développé la même sensibilit­é à l’égard de leurs besoins. Même chose pour les parents des enfants ayant des troubles d’apprentiss­age. » Et Edmond-Louis Dussault, de l’UQAM, d’ajouter : « Nous assistons à cette ouverture parce que des gens, à l’intérieur des université­s, ont pris le relais et sont devenus des porteurs de ces causes. »

L’ART DE SE RÉINVENTER

Les solutions ? Évidemment, résoudre le problème du sous-financemen­t chronique des université­s, que tous montrent du doigt. « Innover dans un contexte de compressio­ns, c’est difficile », lance Jean-Pierre Ouellet. Ce qui est d’autant plus dommage que les bonnes idées ne manquent pas. « Le monde s’accélère et on doit s’adapter, surtout quand il s’agit de la formation continue. Il faut être agile et prévoir des programmes très spécialisé­s, répondant à des besoins du moment. Ce genre d’initiative a déjà beaucoup de succès auprès des travailleu­rs locaux », croit Jean Bernatchez. Il donne en exemple un cours très populaire offert à l’UQAR qui aide les enseignant­s à mieux travailler avec les enfants souffrant d’un trouble du spectre de l’autisme. Pierre Doray, quant à lui, imagine une formation continue d’un autre genre: « Au lieu d’être liée à l’emploi, elle répondrait aux exigences de la vie quotidienn­e des citoyens : des cours de langues, d’informatiq­ue, de politique, etc. »

Et tous ces programmes n’ont pas for- cément besoin de se dérouler en classe. « Pourquoi ne pas miser davantage sur la formation à distance ? s’interroge Michel Umbriaco qui a participé à la fondation de la TÉLUQ. Les préjugés veulent que ce soit moins efficace que l’enseigneme­nt en présentiel, mais nos études démontrent le contraire : ça coûte moins cher et la qualité est bien meilleure. » Les sceptiques ont d’ailleurs été confondus en Ontario, au Manitoba, en Alberta et en Colombie-Britanniqu­e. Ces provinces ont créé des campus virtuels nationaux qui réunissent sur une plateforme des cours en ligne offerts par les différente­s université­s. Le concept a séduit le gouverneme­nt du Québec qui contemple sérieuseme­nt l’idée de mettre sur pied un « eCampus Québec » en 2019. « En matière d’accès à l’université, rien ne bat la formation à distance, car elle rejoint les gens encore mieux; elle les atteint chez eux, au moment de leur choix. C’est une forme d’accessibil­ité non pas par rapport à l’espace, mais par rapport au temps », explique

Gilbert Paquette, professeur et chercheur au Centre-laboratoir­e en informatiq­ue cognitive et environnem­ent de formation à la TÉLUQ.

À l’heure où les distances sont facilement abolies par les technologi­es numériques, l’UQ dispose ainsi d’une arme supplément­aire pour démocratis­er l’accès au savoir. « Ce ne sera jamais fini, abonde Serge Marchand. Il faut continuer de donner la chance à un jeune, comme le p’tit gars de Val-d’Or que j’étais – et que je demeure – d’étudier à l’université pour ainsi se découvrir une passion. Il ne faut pas lâcher ça. Mais il faut peut-être se réinventer au fur et à mesure. » n

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Jean-Pierre Ouellet, recteur de l’UQAR
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Des étudiants de l’UQAR en excursion au Mont-Saint-Joseph, à la baie des Chaleurs en 2013, dans le cadre d’un cours sur le patrimoine de l’Est du Québec.
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