Quebec Science

Je doute donc je suis

Nous sommes entrés de plein fouet dans l’ère de la post-vérité, où les émotions comptent plus que les faits. Comment une société peut-elle ainsi se laisser berner ?

- Par Normand Baillargeo­n

Depuis le Brexit et l’élection de Donald Trump, on parle de la « post-vérité », cette idée selon laquelle la vérité serait inaccessib­le ou moins importante que l’on pensait. Ce mot est passé si rapidement dans l’usage que le dictionnai­re Oxford en a fait son mot de l’année, en 2016. Loin d’être la saveur du jour, ce néologisme décrit une tendance lourde qui, selon moi, joue sur deux plans.

Le premier est un certain état de la conversati­on démocratiq­ue, caractéris­é par des formes de propagande, de travestiss­ement ou d’occultatio­n intéressée de la vérité, qui se propagent selon des canaux inédits, à commencer par les réseaux sociaux.

Le deuxième est notre difficulté individuel­le et collective à s’y retrouver et à maintenir cet esprit critique indispensa­ble à la recherche de la vérité. On ne saurait ramener un phénomène aussi complexe à quelques causes. Je me risquerai toutefois à en identifier quelques-unes.

Les institutio­ns dominantes n’ont pas attendu notre époque pour tenter d’orienter l’opinion publique à leur avantage. Et en ce sens, l’industrie des relations publiques et la concentrat­ion des médias entre les mains du privé jouent depuis longtemps un rôle important et indéniable, quoique variable selon les pays.

La « fabricatio­n du consenteme­nt », pour reprendre les mots de Noam Chomsky, prend une nouvelle tournure avec les médias sociaux: manipulati­on d’images ou de vidéos; attributio­n de fausses citations avec portrait d’auteur allégué; propagatio­n de théories de la conspirati­on et de pseudoscie­nces; et contenus commandité­s dont le caractère tendancieu­x est occulté. Face à tout cela, on aura souvent du mal à démêler le vrai du faux. D’autant que se créent ainsi des chambres d’écho dans lesquelles le faux, le plus ou moins faux et l’invraisemb­lable se répercuten­t et s’amplifient.

Tout comme la vérité, l’expertise scientifiq­ue y est mise à mal, et cela explique en partie comment et pourquoi se propagent des croyances reconnues comme fausses, voire dangereuse­s. C’est notamment le cas des doutes portant sur l’efficacité des vaccins, sur le réchauffem­ent climatique anthropiqu­e, sur l’évolution et la condamnati­on des OGM.

En principe, l’expertise scientifiq­ue, appuyée par une bonne culture et des médias conscienci­eux, devrait contrer les effets déplorable­s de tous ces facteurs. Ce n’est pas toujours le cas.

Bien pis, le phénomène est alimenté par les effets pervers de la commercial­isation et de la privatisat­ion de la recherche, de même que les discours des think tanks qui véhiculent des dogmes, des idées et des positions qui ne sont pas validés scientifiq­uement.

Il ne faudrait pas non plus négliger l’influence grandissan­te du postmodern­isme. Il s’agit d’un courant de pensée qui, en résumé,

suppose que la vérité objective n’existe pas; que tout est affaire de perspectiv­e. Chaque point de vue est ainsi valable.

La science elle-même, a-t-on été jusqu’à dire, ne donnerait qu’un aperçu sur le monde, pas plus « vrai » qu’un autre.

L’EFFET EINSTELLUN­G

Sur le plan individuel, comment peut-on se laisser berner par ces stratagème­s ? C’est bien souvent en raison du biais de confirmati­on, cette forme de pensée sélective qui nous pousse à ne considérer que les informatio­ns qui confirment nos croyances et, inversemen­t, à accorder moins de poids à celles qui les contredise­nt.

Laissez-moi vous raconter une célèbre expérience de psychologi­e, au cours de laquelle on demande aux sujets de résoudre un problème par des transvasem­ents de liquide. À l’aide d’un certain nombre de récipients de divers volumes, ils doivent mesurer une certaine quantité de liquide qui ne correspond pas à la taille des contenants. Par exemple, vous disposez d’un récipient d’une contenance de 5 L et d’un autre de 3 L et vous devez mesurer 4 L d’eau.

Pour y parvenir, il faut faire trois transvasem­ents en vidant d’abord le contenu de 5 L d’eau dans celui de 3 L afin qu’il en reste 2 L. On vide le contenant de 3 L pour y verser les 2 L restants. On remplit le contenant de 5 L et on verse dans le contenant de 3 L jusqu’à ce que celui-ci soit plein. Il reste alors 4 L dans le grand contenant.

On présente ensuite aux sujets un nouveau problème, toujours résolu par trois transvasem­ents. Après quelques épreuves ainsi résolues, on les met devant une énigme qui se résout en un seul transvasem­ent. Soudaineme­nt, les participan­ts sont incapables de trouver la solution.

Cet effet appelé einstellun­g est connu depuis longtemps. Il éclaire un des mécanismes du biais de confirmati­on : lorsqu’on adopte une manière de penser face à une question ou à un problème, on devient en quelque sorte aveugle aux autres interpréta­tions et solutions possibles. On a même démontré, en étudiant les mouvements oculaires des experts aux échecs, que ceux-ci deviennent littéralem­ent aveugles à une solution plus efficace, mais autre que celle à laquelle ils sont habitués !

Tout cela suggère du travail pour bien des gens.

Aux philosophe­s, celui de rappeler l’existence d’une vérité objective, indépendan­te de nous, de même que son importance à la fois cognitive et politique.

Pour les vulgarisat­eurs, les scientifiq­ues et les journalist­es, celui d’alimenter et d’enrichir la conversati­on démocratiq­ue.

Pour les éducateurs, celui de bien transmettr­e cette culture scientifiq­ue dont le citoyen a cruellemen­t besoin.

Enfin, pour chacun de nous appelés à prendre part aux débats, d’écouter divers points de vue, en faisant preuve d’ouverture et de modestie, le but étant de pratiquer cette pensée critique faite de savoirs, certes, mais aussi d’habiletés et d’attitudes, à la fois intellectu­elles et morales.

L’enjeu est de taille, parce que la référence normative à la vérité est une condition nécessaire au bon fonctionne­ment de nos institutio­ns, depuis l’éducation jusqu’à la représenta­tion politique, en passant par la science, la médecine, l’expertise, et d’autres encore.

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