Quebec Science

Notes de terrain

- Par Serge Bouchard

Cet hiver, je suis loin du terrain, des routes glacées, des motels et des soupes du jour. Je reste en ville, replié comme Montaigne dans sa tour, ce qui me permet de me concentrer sur mes émissions de radio, de lire, d’écrire, de faire le point. Je ressasse de vieilles affaires, des projets, des bribes; je regarde en arrière, je regarde en avant. Disons que je me recueille à l’intérieur d’une routine bien réglée. Toutefois, je voyage à ma manière, dans le temps et dans toutes sortes d’univers; qui donc saurait contenir son esprit ? Je suis justement en train d’écrire une préface pour un ouvrage de l’économiste Ianik Marcil, L’élan vers l’autre. Avec lui, j’aborde la réalité des marginaux et des laisséspou­r-compte du néolibéral­isme; je touche les différents visages de la souffrance humaine. La rédaction de cette préface est pour moi l’occasion de replonger dans le Traité des vertus II de Vladimir Jankélévit­ch, des pages de virtuosité philosophi­que à propos de l’amour, en passant par la pauvreté et la mendicité, l’humilité et l’humiliatio­n.

Par associatio­n d’idées, je me suis retrouvé chez les Beautiful Losers de Leonard Cohen, un roman écrit au milieu des années 1960 alors que le jeune auteur n’était pas encore célèbre. Les perdants magnifique­s sont une quête mystico-érotique qui réunit les trois (et non deux) peuples fondateurs autour du personnage de Kateri Tekakwita, la sainte iroquoise morte à 24 ans à Kahnawake, victime de ses propres mortificat­ions. Triangle tour à tour amoureux et belliqueux où un Anglo de Montréal, un Canadien français séparatist­e et une Autochtone dépossédée se disputent une identité, un rôle dans l’histoire. Époque oblige, le récit fait dans le registre psychédéli­que. Sexe expériment­al, pulsions hallucinée­s, violences spirituell­es; je ne saurais vous dire combien je reconnais le climat de ma jeunesse. Bien que j’aie toujours été un grand fan de l’artiste, j’avoue ne pas avoir remarqué ce livre à sa sortie. Pourtant, le roman met au premier plan un anthropolo­gue passionné d’« amérindian­ité ». Un détail qui aurait pu piquer ma curiosité. Spécialist­e de l’énigmatiqu­e tribu des « A… », le personnage est veuf d’une femme qui en était la dernière représenta­nte. Un peu comme l’était Shanawditi­th, la dernière des Béothuks de Terre-Neuve, prise en charge à la fin de sa jeune vie par un explorateu­r philanthro­pe et dont j’ai raconté l’histoire, ainsi que celle de Kateri Tekakwita, dans ma série Les remarquabl­es oubliés à la radio de Radio-Canada, laquelle aurait tout aussi pu s’intituler Les perdants magnifique­s !

Où l’on voit que le triangle historique entre le Français, l’Anglais et l’Amérindien, ces trois solitudes, n’aura jamais fini de nous hanter. Je cherche d’ailleurs à savoir depuis plusieurs années qui a vraiment gagné la bataille de la Monongehal­a en 1755. L’histoire officielle dira que ce sont les Français, dirigés par le capitaine de Beaujeu – l’officier responsabl­e du fort Duquesne (Pittsburgh aujourd’hui) –, qui auraient écrasé la colonne britanniqu­e du général Braddock, une armée de 2 300 soldats et miliciens. Pourtant, les Français ne faisaient pas le poids, de Beaujeu ne disposant que de 200 soldats, sinon moins. Selon Les mémoires d’Augustin Grignon, un vieillard de la Butte des Morts au Wisconsin, de Beaujeu était paralysé par la peur et ne voulait pas engager le combat. Le poste aurait bel et bien été perdu, n’eût été l’interventi­on de 1 300 Indiens coalisés, Menomines, Potawatomi­s, Wendats, Chouanons et Ottawas, réunis et commandés à Monongehal­a par le Métis franco-ottawa Charles Langlade et par l’Ottawa Pontiac. Ces deux derniers comptaient aussi sur 400 Canadiens français, explorateu­rs et coureurs des bois. Ils se battirent à l’indienne, en embuscade, comme de véritables guérillero­s. Selon Grignon, petit-fils de Charles Langlade, ce sont les Indiens, les Métis francophon­es et les « coureurs de bois ensauvagés » qui humilièren­t les Britanniqu­es. Ce qui ne sera jamais reconnu, et encore moins admiré, ni par les Anglais ni par les Français, orgueil oblige. Cette journée-là de 1755, près de Pittsburgh, les « perdants magnifique­s » ont gagné, sans que l’histoire n’en prenne note. Ils auront beau triompher, les perdants, leurs victoires seront toujours défaites par l’amnésie, le mensonge et l’omission.

Entre Cohen, Jankélévit­ch, Ianik Marcil et le vieux Grignon, je ne peux pas dire que je m’ennuie, retranché dans ma tour.

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