Quebec Science

Le grand REGISTRE des MORTS

Pour servir leurs croyances religieuse­s, les mormons cherchent à reconstitu­er l’arbre généalogiq­ue de l’humanité. Et ils ne reculent devant aucun défi technologi­que pour parvenir à leurs fins.

- Texte: Sylvain Lumbroso. Illustrati­on: Cornelia Li

Quand on passe ses journées à recenser les morts, il est parfois difficile d’expliquer son métier à son entourage. Alain Allard en sait quelque chose, lui qui a consacré sa carrière à collecter des listes de noms aux quatre coins de l’Amérique du Nord. « J’ai arpenté le Canada et les États-Unis à la recherche de registres de cimetières, de naturalisa­tion ou de mariage », explique-t-il. Si ce Québécois âgé de 66 ans s’est tant intéressé à nos ancêtres, ce n’est ni pour son propre compte ni pour celui d’un centre d’archives, mais pour l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours, le nom officiel des mormons. Fondée dans l’État de New York par le prédicateu­r américain Joseph Smith au début du XIXe siècle, cette religion commande à ses premiers disciples de consigner par écrit la liste de leurs aïeux. L’objectif est de baptiser les morts a posteriori afin que tous puissent accéder à une potentiell­e rémission. Mais, rapidement, les mormons ne se contentent plus de rechercher les traces de leurs propres ancêtres : c’est la population humaine dans sa totalité qui doit être consignée. Après une migration vers le centre des États-Unis, l’Église lance en 1894 la Société généalogiq­ue de l’Utah pour se donner les moyens de ses ambitions.

Et quelles ambitions ! En 120 ans, les mormons ont accumulé la bagatelle de 6 milliards de noms. Pour préserver ce trésor, dès 1958, des galeries artificiel­les ont été creusées dans une montagne de granite en Utah, située à 30 minutes de la capitale, Salt Lake City. L’infrastruc­ture, devant résister à une explosion nucléaire, est protégée par des portes de 14 tonnes. L’air y est filtré; la températur­e et l’humidité, contrôlées. Dans cette caverne d’Ali Baba se trouveraie­nt les fichiers de millions de Québécois (dont probableme­nt ceux de vos ancêtres), patiemment recueillis par Alain Allard et ses équipes depuis la fin des années 1970.

À cette époque, l’Université de Mont- réal cherche à rassembler tous les actes de baptême pour reconstitu­er une base de données complète de la population du Québec. Mais elle est loin d’avoir le budget nécessaire. Les mormons, ravis de pouvoir accéder aux registres catholique­s, saisissent l’opportunit­é. Leur motivation est telle qu’ils financent et organisent toute l’opération. Alain Allard, à ce moment âgé de 27 ans, est mandaté par son

Église pour écumer les presbytère­s du Québec et microfilme­r les registres page par page. Deux exemplaire­s des bobines sont produits : un pour l’Université et l’autre pour les mormons. « Dans une église à Québec, j’ai pris en photo le plus vieux registre de population d’Amérique du Nord, raconte-t-il. Le prêtre était très inquiet, car c’était un document fragile. Au départ, il était derrière moi pour observer comment je manipulais les livres. Mais après un jour ou deux, il a apprécié ma minutie et m’a accordé sa confiance ! » se remémore Alain Allard. Comme l’expérience est couronnée de succès après plusieurs mois de labeur, on confie au jeune mormon la gestion de missions similaires ailleurs sur notre continent, puis dans des pays des Caraïbes. « Quel que soit le territoire, je négociais avec les pouvoirs publics ou avec des cimetières pour récolter des listes de noms. Ce qui était différent dans les îles, c’était le mauvais état de conservati­on des documents. Dans un pays que je ne citerai pas, l’état civil se résumait à des piles de feuilles entassées dans un stationnem­ent. Nous avons mis plusieurs années à classer les papiers avant de les photograph­ier », se souvient Alain Allard, aujourd’hui retraité.

ESSOR DE LA GENEALOGIC­AL VALLEY

Bien décidée à sauvegarde­r la mémoire de l’humanité, l’Église n’a d’autre choix que de miser sur la technologi­e. Dès 1938, elle introduit l’utilisatio­n des microfilms pour stocker les images de documents sur pellicule. À l’époque, le matériel photograph­ique limite les opérations, car il est lourd à transporte­r et difficile à régler. Un laboratoir­e de recherche mormon à Salt Lake City a depuis miniaturis­é le studio qui produit des images en très haute définition. Ainsi, pas moins de 300 équipes volontaire­s ou rémunérées par l’Église sillonnent le monde pour prendre en photo les documents généalogiq­ues comme les fichiers d’état civil, les actes notariés ou les listes de migrants. « Il est parfois plus facile de lire notre fichier numérisé que l’original », s’amuse Larry Telford, un ingénieur mormon spécialist­e de la numérisati­on. Évidemment, les bobines de microfilms qui servaient autrefois de pellicules ont cédé la place aux disques durs à grande capacité. Toutes les semaines, des centaines d’entre eux convergent ainsi vers la capitale de l’Utah.

Pour coller au standard du moment, tout doit être transformé en format numérique. Les 2,4 millions de bobines de microfilms stockées dans la montagne de granite sont donc en cours de conversion. Les pellicules sont progressiv­ement numérisées par des machines qui ronronnent toute la journée. Impossible toutefois d’y jeter un oeil : l’accès est réservé à une douzaine de salariés triés sur le volet qui assurent la maintenanc­e des appareils. Les fichiers d’images sont envoyés vers des serveurs qui reçoivent en parallèle les photos de documents prises par les équipes sur le terrain.

Les fichiers électroniq­ues sont ensuite dépouillés, afin d’inscrire les noms dans la base de données. Des systèmes de reconnaiss­ance de caractères sont utilisés pour analyser les feuillets dactylogra­phiés, mais aucun logiciel fiable n’existe pour décrypter automatiqu­ement l’écriture humaine. Voilà pourquoi la Société généalogiq­ue de l’Utah a lancé un programme public de traitement. « L’engouement est massif : des milliers d’internaute­s se connectent régulièrem­ent et saisissent les noms et les dates qu’ils déchiffren­t sur des vieux documents, explique Kris Whitehead, le responsabl­e du projet. On a même des latinistes pour nous aider avec les plus vieux registres. » Chaque saisie est recoupée par un autre internaute volontaire pour s’assurer de la qualité de l’informatio­n. Rien qu’en 2016, plus de 300 000 personnes ont contribué à indexer 275 millions de documents.

Toute cette masse d’informatio­n constitue un ensemble de 20 pétaoctets de données (1015 octets), soit l’équivalent des capacités de stockage d’un opérateur téléphoniq­ue américain. Une équipe de développeu­rs jongle avec les algorithme­s et les langages informatiq­ues dernier cri pour assurer le fonctionne­ment de cet arbre généalogiq­ue

géant. « Pour rester à la page, nous recrutons régulièrem­ent des programmeu­rs, se félicite Steve Weitzel, le vice-président responsabl­e de la technique. Sans trop de difficulté, d’ailleurs, car il y a toujours un membre de l’Église avec le bon savoir-faire ! » Ces informatic­iens ne se contentent pas de gérer le site et la base de données; ils inventent aussi des systèmes pour servir la quête généalogiq­ue de l’organisati­on. Ainsi, dans certains pays où l’état civil est défaillant, la collecte des noms se fait à l’oral auprès du chef de village. « Nous avons développé une applicatio­n d’enregistre­ment audio et de géolocalis­ation qui fonctionne sur des téléphones très rudimentai­res. L’idée, c’est de pouvoir déployer le système même dans les lieux les plus reculés! » s’enthousias­me Steve Weitzel.

À l’arrivée, tout le monde peut réaliser gratuiteme­nt son arbre généalogiq­ue en ligne sur familysear­ch.org, le portail des mormons. Le fonctionne­ment du site et de son infrastruc­ture géante est financé par la dîme, un impôt acquitté par les 16 millions de membres de l’Église. Ce site web aux 10 millions de pages vues par jour est une vitrine idéale pour une religion versée dans le prosélytis­me. L’organisati­on a aussi créé des émules qui cherchent à tirer profit de l’engouement pour la généalogie. Des compagnies privées se sont ainsi lancées pour offrir des services payants. Ancestry.com est la plus célèbre. L’entreprise – fondée par des mormons – propose entre autres une recherche d’ancêtres payante et en ligne. Elle emploie 1600 personnes pour servir ses millions d’abonnés et faire grimper le cours de son action en Bourse. Ainsi, en quelques décennies, l’Utah est devenu la « Genealogic­al Valley ».

Même les scientifiq­ues s’y sont mis. Une base de données de 8 millions de noms de descendant­s des premiers mormons est accessible pour des travaux de recherche très pointus à l’université de l’Utah. Le démographe Ken R. Smith, gardien de ce temple numérique, veille sur ce registre démarré dans les années 1970 : « Nous alimentons l’historique de chaque personne avec le plus de données possible. Nous disposons par exemple de la cause de la mort de nombreux individus [NDLR : renseignem­ents obtenus auprès des hôpitaux]. » En croisant ces données, des scientifiq­ues américains ont retracé toutes les familles touchées par le cancer du sein. Après avoir prélevé leur ADN, ils ont réussi à isoler une mutation responsabl­e de ce type de cancer. Dévoilée en 1994, cette découverte majeure a confirmé l’origine génétique de nombreux cancers du sein. Et elle fut une vitrine pour l’Église de Salt Lake City qui a bien compris que sa notoriété grandit avec chaque découverte scientifiq­ue. Il n’est donc guère étonnant que les mormons siégeant au comité qui valide les projets de recherche ne s’opposent « quasiment jamais » aux études proposées, comme le signale Ken R. Smith.

De retour au Québec, Alain Allard nous explique que, après toutes ces années passées à traquer des registres d’humains, il s’est forgé une conviction, au-delà de sa croyance religieuse. « Trouver d’où l’on vient, qui nous sommes, qui nous a précédés, c’est un besoin que l’on a tous. Quand on découvre l’histoire de nos ancêtres, cela nous permet de mieux nous connaître et de nous donner du courage », dit-il. Blottis dans leur caverne de granite, les morts de la base de données des mormons continuero­nt à servir les vivants.

Les 2,4 millions de bobines de microfilms stockées dans la montagne de granite sont présenteme­nt converties en format numérique.

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 ??  ?? Dans la bibliothèq­ue d’histoire familiale, à Salt Lake City, les visiteurs peuvent consulter des centaines de milliers de fichiers, microfilms et livres.
Dans la bibliothèq­ue d’histoire familiale, à Salt Lake City, les visiteurs peuvent consulter des centaines de milliers de fichiers, microfilms et livres.
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À gauche, des bénévoles indexent des documents ou font des recherches généalogiq­ues. Ci-contre : le trésor des mormons est conservé dans des galeries creusées dans le granite, à 30 minutes de Salt Lake City. Conçue pour résister à une explosion...
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