ENCORE DES EXPORTATIONS ILLÉGALES ?
Entre juin 2017 et mars 2018, l’inspection, au port de Montréal, de 65 conteneurs suspects a révélé 14 cargaisons frauduleuses de déchets électroniques de toutes sortes, entiers ou en pièces, considérés comme dangereux. Décrites comme des chargements de ferraille, de moteurs ou d’ordinateurs en bon état, elles s’apprêtaient à filer vers le Pakistan, les Émirats arabes unis, Hong Kong et la Chine.
Au Canada, l’exportation de tels déchets est interdite, surtout pour éviter de contaminer l’environnement des pays en développement, où la gestion de ces matières est généralement moins encadrée. Mais de toute évidence, des entreprises tentent encore le coup, pour économiser quelques dollars ou par ignorance, nul ne le sait.
Ce phénomène préoccupe-t-il Environnement et Changement climatique Canada ? « On a des projets en route pour étudier la question, mais on a beaucoup d’autres règlements à faire appliquer. On se concentre donc sur ce qui sera le plus bénéfique pour
les Canadiens et l’environnement », admet Karina Kessaris, à la tête pour le Québec de la Direction générale de l’application de la loi du ministère.
Dans le cas qui nous préoccupe, aucune des compagnies prises en flagrant délit n’est certifiée par l’ARPE (le ministère nous a demandé de ne pas publier leurs noms, puisqu’il n’y a pas eu de poursuites judiciaires). Il n’a toutefois pas été possible de confirmer que ces entreprises ne traitaient pas avec les recycleurs certifiés, puisque l’ARPE ne partage pas la liste de ses fournisseurs approuvés, une information concurrentielle.
La punition pour les entreprises pincées ? Un avis écrit pour la plupart, qui en étaient à leur première infraction. « Jusqu’à l’été dernier, c’était notre seul outil, avec les actions en justice pour les cas plus graves, indique Karina Kessaris. On peut maintenant imposer des sanctions pécuniaires », de 2 000 $ à 8 000 $.
Pour mieux traquer les recycleurs fautifs, l’organisation américaine Basel Action Network (BAN) a procédé à une opération d’ « espionnage » en 2017. Elle a confié 42 imprimantes et écrans cathodiques ou à cristaux liquides non fonctionnels à des entreprises de recyclage canadiennes soupçonnées d’exportation illégale après y avoir caché un système de localisation GPS. Au total, 5 appareils ont abouti à l’étranger, dont un qui avait été confié à un recycleur non certifié de la ville de Québec, selon le rapport que nous avons obtenu en juillet dernier. En raison d’un embargo, nous n’avons pas été en mesure de recueillir la version des faits de ces entreprises.
Il s’agissait d’un premier exercice en sol canadien pour le BAN, qui a fait équipe avec le Senseable City Laboratory du Massachusetts Institute of Technology pour mettre au point les trackers. En 2016, 205 systèmes GPS circulant aux États-Unis avaient révélé un taux d’exportation vers les pays en développement de 31 %.
Des joueurs de bonne réputation avaient alors été démasqués, comme Dell, ainsi que des recycleurs certifiés R2 et un recycleur de Seattle que le BAN encensait depuis des années pour ses bonnes pratiques. « Nous avons été choqués par ce dernier cas, car nous en avions fait un héros dans les médias, raconte le directeur général du BAN, Jim Puckett. L’entreprise n’a pas eu le choix d’admettre sa faute : le GPS nous a conduits dans une usine à Hong Kong et son nom était écrit sur la boîte [Total Reclaim]. Nous avons réalisé qu’il est très facile de tricher lors d’un audit », car l’entreprise détenait la certification e-Stewards… créée par le BAN !
Le phénomène semble moins répandu au Canada, quoique le petit nombre de GPS ne permette pas d’établir des statistiques fiables. « Nos échantillons sont petits parce que les dispositifs de repérage coûtent cher, mais au moins, on suit les équipements en temps réel. Les études scientifiques sur le sujet se fient aux sondages menés auprès des recycleurs ou encore extrapolent à partir des données sur les batteries de voiture. Ce n’est pas de la bonne science », argue-t-il.
Au-delà des exportations décriées par les organismes comme le BAN, Josh Lepawsky, géographe à l’Université Memorial, à TerreNeuve, remarque des pratiques étonnantes, comme des envois d’appareils vers les pays en développement… pour leur réparation. Et des déchets sont expédiés du Sud vers le Nord ! « Comme pour tout véritable enjeu éthique, tout n’est pas blanc ou noir. On est dans le très gris », estime celui qui a publié récemment Reassembling Rubbish: Worlding Electronic Waste aux MIT Press.
Plutôt que de se focaliser uniquement sur les exportations, Josh Lepawsky propose de s’intéresser aux rebuts produits lors de l’extraction des ressources et de la fabrication des appareils. « La plus grande production de déchets survient avant même qu’on possède notre nouveau téléphone. Même si tous les interdits étaient respectés, ça ne règlerait pas ce problème. »
Il faut que les États se donnent des moyens de forcer l’industrie des produits électroniques à prolonger la durée de vie des composants, à faciliter leur réparation et leur recyclage et à réduire leur toxicité, selon le professeur, qui cite en exemple la Directive européenne RoHS – pour Restriction of Hazardous Substances.
C’était justement le but du programme québécois de recyclage et de versions similaires implantées ailleurs au Canada et dans le monde : stimuler l’écoconception en responsabilisant l’industrie jusqu’à la fin de vie des produits. « Mais en faisant supporter le coût du recyclage par les consommateurs plutôt que par l’industrie, à travers les écofrais, le projet a échoué, selon Josh Lepawsky. Pour que les pratiques changent, il faudrait que les manufacturiers et les détaillants aient à payer le recyclage avec leurs profits, sans pouvoir hausser leurs prix pour couvrir les frais. Pour le moment, on a créé un modèle étrange de gouvernance privée dans lequel l’argent du public est absorbé sans réel contrôle démocratique. » L’Ontario prévoit transformer son système en ce sens en 2020, même si peu de détails sont encore connus.
En attendant, que peut-on faire comme consommateurs ? « Continuez à utiliser le téléphone que vous avez déjà aussi longtemps que possible », dit Josh Lepawsky.
Bon, d’accord, je vais m’accrocher à mon vieux cellulaire et faire réparer l’écran. Quand il sera bel et bien mort, j’opterai pour une « Mercedes d’occasion », promis.