Quebec Science

LE NOBEL FAIT MAL À LA PHYSIQUE

La quête du prestigieu­x prix Nobel décourage les collaborat­ions et les expérience­s innovantes, estime un éminent cosmologis­te, qui demande une refonte de ses critères d’attributio­n.

- Par Alexis Riopel

La quête du prestigieu­x prix décourage les expérience­s innovantes, estime un éminent cosmologis­te.

En étudiant le fond diffus cosmologiq­ue, une radiation émise aux premiers instants de l’Univers, Brian Keating et ses collègues de l’expérience BICEP espéraient comprendre la naissance de notre monde et, au passage, gagner le prix Nobel de physique. Une découverte majeure annoncée en 2014 par l’équipe leur aurait probableme­nt valu la récompense ultime… n’eût été le désaveu de leurs résultats quelques mois plus tard. Le cosmologis­te américain attribue une partie de ce fiasco à la course au Nobel. Dans son livre Losing the Nobel Prize, paru en avril 2018, le professeur de l’Université de Californie à San Diego explique sa vision d’une récompense qui, dans un monde idéal, pousserait les physiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Québec Science : Que représente le prix Nobel pour un physicien ?

Brian Keating : C’est comme l’Oscar pour un acteur ou la médaille d’or olympique pour un athlète. C’est une récompense individuel­le, mais qui dépend d’une grande équipe derrière le rideau. Les lauréats du prix Nobel constituen­t l’autorité suprême dans une discipline. Comme scientifiq­ues, on ne peut s’approcher davantage de l’immortalit­é.

QS Au début de votre carrière, travaillie­z- vous dans le but d’obtenir cette récompense ?

BK Quand j’ai entamé mon doctorat, en 1993, le prix Nobel de physique a été remporté par Russell A. Hulse pour des travaux de doctorat [la découverte d’un nouveau type de pulsar] ; il avait exactement mon âge. Il est alors devenu mon héros. J’ai aussi réalisé que tous les physiciens de l’ère moderne que je connaissai­s, comme Erwin Schrö- dinger, Enrico Fermi, Niels Bohr, Richard Phillips Feynman ou Pierre et Marie Curie, avaient une chose en commun : un prix Nobel. Ça m’a frappé.

QS Vous vous intéressez au fond diffus cosmologiq­ue, une fine lumière qui baigne l’Univers. Que cherchez-vous à comprendre ?

BK Nous savons que l’Univers était extrêmemen­t chaud et dense à son origine, mais nous ignorons comment est survenue son expansion. Pour l’expliquer, des théoricien­s ont proposé la théorie de l’inflation, qui stipule que l’Univers aurait été engendré spontanéme­nt par une fluctuatio­n quantique il y a 14 milliards d’années. La théorie de l’inflation implique également que des ondes gravitatio­nnelles auraient aussi été émises lors de la violente explosion originelle. Ces ondes auraient ensuite percolé à travers l’Univers et perturbé la polarisati­on du fond diffus cosmologiq­ue.

QS Comment confirmer la théorie de l’inflation ? BK

Il faut observer les modes de polarisati­on du fond diffus cosmologiq­ue et, pour cela, un petit télescope réfracteur suffit. En 2001, nous avons donc créé le télescope BICEP et l’avons installé au pôle Sud. Ce lieu froid, sec et sombre six mois par année rendait possibles des observatio­ns de la même qualité qu’un télescope spatial, mais à un centième du coût. Cependant, nous ne pouvions observer qu’une petite partie du ciel. Nous croyions que cette fenêtre serait parfaiteme­nt claire, mais, en fait, la lumière y était partiellem­ent contaminée par la poussière de la Voie lactée, ce qui rendait les mesures impossible­s.

QS Devant ce problème, un BICEP doté de caméras plus sensibles a été mis en place. Cependant, vous avez été exclu de la direction de l’expérience que vous aviez vous-même conçue. Pourquoi ?

BK J’avais commencé à travailler sur une expérience concurrent­e au

Chili appelée POLARBEAR. En 2009, les directeurs de BICEP2 ont décidé que je ne pouvais pas participer aux deux projets. Ce rejet a été dur pour moi, mais je n’avais pas le choix de l’accepter. Quand les résultats de BICEP2 ont été annoncés, en 2014, j’avais été évincé de la direction depuis longtemps.

QS Vous affirmez que les directeurs de BICEP2 vous ont peut-être exclu pour augmenter leurs chances de gagner le Nobel, étant donné la limite stricte de trois colauréats pour un même prix.

BK À l’époque, une partie de moi a cru que cet élément jouait un rôle parce que toute l’équipe était bien consciente que nous pourrions détecter les origines de l’Univers et qu’il pourrait y avoir un prix Nobel au bout de ces travaux. Mais je ne le saurai jamais à coup sûr.

QS Dans votre livre, vous demandez que cette interdicti­on de plus de trois colauréats soit levée. Pourquoi ?

BK C’est l’aspect le plus obsolète du prix, dont les critères d’attributio­n sont inchangés depuis 100 ans. Oui, c’est de cette manière qu’Alfred Nobel voyait les choses en 1895, quand il a rédigé son testament. Mais après les années 1940 et 1950, d’énormes projets scientifiq­ues exigeant de grosses équipes ont été entrepris. Pensons à celle qui a mis au jour le boson de Higgs : ils étaient 10 000 chercheurs. Il est donc un peu irréaliste d’imaginer qu’un scientifiq­ue seul fasse une grande découverte.

QS L’Académie royale des sciences de Suède ne décerne pas de Nobel à titre posthume. Devrait-elle le faire ? BK

C’est un autre problème lié aux règles actuelles parce que cela fait en sorte que le public interprète mal l’histoire des sciences. Par exemple, le projet LIGO [du nom de l’instrument qui a permis la détection des ondes gravitatio­nnelles en 2015] était dirigé par quatre personnes, mais l’une d’elles, Ronald Drever, est morte six mois avant que le prix soit décerné. Si Ronald Drever était décédé six mois plus tard, il aurait été lauréat du prix Nobel, et un autre membre de l’équipe aurait été écarté ! Ce règlement ne respecte pas l’intégrité scientifiq­ue et ne rend pas justice à ceux et celles qui font avancer la science.

QS Selon vous, le prix Nobel encourager­ait le biais de confirmati­on, qui consiste à privilégie­r des informatio­ns confirmant les hypothèses. Ainsi, on récompense­rait des gens qui ont trouvé ce qu’ils cherchaien­t. En quoi est-ce un problème? BK

Souvent – comme dans notre cas, avec BICEP2 – les scientifiq­ues font tout pour confirmer leur hypothèse initiale. Le public croit que les chercheurs sont objectifs, qu'ils sont comme des robots et dénués de toute passion. Il pense qu’ils vont simplement là où les indices les mènent. Mais en fait, les scientifiq­ues sont motivés par les mêmes émotions que les gens « normaux » ; ils veulent la reconnaiss­ance, l’attention et la célébrité.

C’est ce que procure le prix Nobel, sans aucune commune mesure. Ainsi, quand vous créez une expérience conçue pour trouver quelque chose, c’est une prémisse risquée.

QS Comment pourrait-on régler ce problème ? BK

Le prix pourrait récompense­r uniquement les découverte­s inattendue­s. Beaucoup de biais et de préjugés seraient ainsi éliminés dans l’observatio­n scientifiq­ue. En fait, dans son testament, Alfred Nobel dit qu’une découverte doit être récompensé­e. Celles de Marie Curie [la radioactiv­ité] et de Wilhelm C. Röntgen [les rayons X] étaient complèteme­nt inattendue­s. Couronner de telles découverte­s, plutôt que de grands accompliss­ements techniques, encourager­ait les scientifiq­ues à entreprend­re des expérience­s audacieuse­s qui peuvent réellement changer la donne.

QS Quelques mois après l’annonce des résultats de BICEP2, la communauté scientifiq­ue a réalisé que le signal détecté ne provenait pas du Big Bang. D’où venait-il ? BK

BICEP2 avait une faille fatale : l’instrument pouvait observer une seule couleur du spectre électromag­nétique. Toute lumière est faite de photons, et chaque photon est caractéris­é par sa longueur d’onde. Dans notre cas, nous ne pouvions voir que les photons d’une longueur d’onde de deux millimètre­s. Or, les photons ne nous disent pas ce qui a causé leur polarisati­on. Tandis que nous croyions que leur polarisati­on avait été provoquée par le Big Bang, elle avait plutôt été créée par une interactio­n avec de la poussière dans notre propre galaxie. Les observatio­ns étaient justes, mais l’interpréta­tion était erronée.

QS Quel est votre projet de recherche actuel ? BK

Je dirige maintenant le projet de l’Observatoi­re Simons, qui sera perché à 5200 m d’altitude dans le désert d’Atacama, au Chili. Ce télescope observera le ciel à cinq fréquences pour une période de cinq ans à compter de 2021. Nous pourrons ainsi éliminer le signal de la poussière galactique, mais aussi n’importe quelle source de contaminat­ion. Cela nous permettra de voir si l’inflation a eu lieu ou, plus excitant encore, si elle n’a pas eu lieu.

QS Quelle leçon retenez-vous de BICEP2? BK

Grâce à Jim Simons, de la Fondation Simons, nous avons réalisé que c’était du gaspillage de ne pas joindre nos forces à celles des autres scientifiq­ues qui travaillen­t sur la même question. Pour l’Observatoi­re Simons, l’équipe de POLARBEAR s’est alliée avec celle du Télescope cosmologiq­ue d’Atacama. Le futur instrument sera 10 fois plus puissant que chacun de nos instrument­s actuels. C’est magique ! Toutefois, nous savons maintenant qu’il faut 250 personnes pour réussir cette expérience.

QS Pensez-vous encore au prix Nobel ? BK

Je ne veux pas écarter la possibilit­é que nous découvrion­s quelque chose d’inattendu. Cependant, je n’éprouve désormais aucun enthousias­me pour le Nobel. Je le vois presque comme dommageabl­e pour la science, et j’aimerais qu’il soit réformé. D’ailleurs, je crois que nous pouvons le faire assez facilement. Si le comité Nobel ne tient pas compte de mes critiques, et de celles de centaines d’autres scientifiq­ues désillusio­nnés partout dans le monde, le prix Nobel de physique pourrait un jour être boycotté. À Dieu ne plaise !

Les scientifiq­ues sont motivés par les mêmes émotions que les gens « normaux » ; ils veulent la reconnaiss­ance, l’attention et la célébrité.

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