Vivre au bord des changements climatiques
Dans le delta du Bengale, en Inde, la montée des eaux et les tempêtes erratiques chamboulent la vie des habitants. Parmi les solutions qui s’imposent : migrer.
Sur la planète, jusqu’à 500 millions d’humains vivent dans des deltas, des zones fortement touchées par les changements climatiques. Dans le delta du Bengale, en Inde, la montée des eaux et les tempêtes erratiques chamboulent la vie des habitants à répétition. Parmi les solutions qui s’imposent : migrer.
Àl’heure très matinale où notre excursion en bateau commence dans les Sundarbans indiens, une canicule dopée aux stéroïdes alourdit le paysage barbouillé d’argile. La forêt qui couvre ces îles est la plus vaste mangrove du monde. Elle court le long de la frontière indo-bangladaise et abrite une cinquantaine d’îles habitées du côté de l’Inde, cousues ensemble par des canaux salins. Pour ses habitants, elle est un véritable coeur battant nourricier.
Mais pour combien de temps encore ? Même le scénario le plus optimiste des climatologues représente une catastrophe pour le territoire, situé à moins de trois mètres du niveau de la mer.
Pour l’oeil inexpérimenté, la région semble déjà sur le point de sombrer. L’eau submerge les racines-échasses des palétuviers rouges, comme en équilibre sur la pointe des pieds pour éviter de se noyer.
Il ne s’agit pourtant que d’une simple marée. « Il faut comprendre les Sundarbans et le reste du delta comme un système aquatique », rassure Tuhin Ghosh, professeur à l’Université de Jadavpur et chargé de recherche au sein du réseau Deltas, vulnérabilité et changements climatiques : migration et adaptation (DECCMA), regroupant des universitaires qui se penchent sur les deltas en Inde, au Bangladesh et au Ghana (voir l’encadré en p. 44). Ces travaux sont soutenus par le Centre de recherches pour le développement international et le Department for International Development du Royaume-Uni.
Au fil des méandres de la mangrove, Tuhin Ghosh nous guide sur l’île du village de Satjelia, où Sushama Haldar nous fait asseoir sur un tapis décoré. Cette femme de 35 ans ne semble pas avoir entendu parler des prévisions qui annoncent l’inondation quasi complète (95 %) de la région d’ici 2200 si les émissions mondiales de gaz à effet de serre ne sont pas réduites. Ni du pronostic des Nations unies, qui entrevoient l’exode de 250 millions de réfugiés climatiques d’ici 2050 sur la planète.
Depuis trois ans, elle et son mari partent travailler comme journaliers agricoles
pour de longues périodes dans les îles Andaman dans le golfe du Bengale, puis rentrent au bercail. Elle offre une explication toute simple de leur migration : « Nous sommes pauvres, alors nous vivons au jour le jour. Il n’y a pas de possibilités de gagner de l’argent ici. »
Dans la région, 18 % des familles comptent au moins un exilé ailleurs en Inde, parti temporairement ou pour toujours. À l’instar du couple Haldar, 62 % des habitants de ce coin du pays citent la recherche d’un emploi comme première raison les incitant à quitter leur village, selon un sondage mené en 2016 auprès de 1 500 ménages du delta par une équipe de l’Université de Jadavpur, située à Calcutta. Les ménages comportant un ou des migrants ont par ailleurs un revenu total près du double de ceux sans migrants.
À peine 3 % des ménages comprenant un ou des exilés disent avoir été motivés par la dégradation environnementale ou un évènement climatique extrême. Dans l’immédiat, ce sont davantage les attaques de tigres du Bengale qui préoccupent Sushama Haldar…
La notion de « réfugié climatique » serait-elle un mythe ? Pas si vite, répondent les chercheurs. Les bouleversements climatiques agissent plutôt comme des « multiplicateurs de menaces ». « La subsistance devient, petit à petit, insuffisante, jour après jour. Les changements climatiques, pour eux, c’est ça », insiste le professeur Ghosh en marchant dans le village de Prakrity, sur la même île que Satjelia.
Si les ménages n’accusent pas directement la dégradation environnementale, ils évoquent néanmoins des pertes qui, elles, peuvent être liées à la pression sur l’écosystème, raisonne l’expert. Plus de 3,7 % des répondants déclarent avoir choisi la migration après des pertes de revenus sur une ou plusieurs saisons, selon le sondage de DECCMA pour cette partie de l’Inde.
« Ce n’est pas parce que les gens ne choisissent pas les stress environnementaux comme premier motif de migration qu’ils n’en vivent pas les conséquences », appuie Shouvik Das. Cet étudiant au doctorat en géographie humaine à l’Université de Jadavpur et membre de l’équipe de recherche a superposé une carte de la migration nette (immigrants-émigrants) à une carte des vulnérabilités. Résultat : une corrélation significative apparaît. Plus de 78 % des ménages comportant un ou des migrants ont vécu des inondations, contre 57 % des non-migrants. De la même façon, 85 % des ménages migrants ont connu au moins un cyclone, contre 60 % des non-migrants. Et presque trois fois plus de ménages migrants que de non-migrants ont également subi une forme de salinisation de leurs terres.
Le parcours de Kanaj Mandal, 33 ans, illustre bien à quel point la vie de ces migrants est faite de nombreux détours. À peine sorti de l’adolescence au début des années 2000, il est poussé à l’exil. Il travaille en tant que journalier agricole en périphérie de Calcutta pendant sept ans.
Puis il retourne s’établir dans son village natal, Jamespur, tout près de Satjelia, vers 2007. Voyant sa famille élargie essuyer des pertes agricoles année après année, le jeune homme décide d’acheter un rickshaw avec l’argent amassé.
Il poursuit toutefois la culture de sa terre en parallèle. En 2016, il perd toute sa récolte de gombo quand une digue de