Quebec Science

Éditorial

Les partisans du libre accès arriveront-ils à créer une brèche définitive dans le lucratif marché de l’édition savante?

- Par Marie Lambert- Chan

C’est plus fort que moi : chaque fois que je lis une nouvelle sur l’oligopole de l’édition scientifiq­ue, je soupire de découragem­ent. Comment, en 2018, peut-on encore tolérer que la diffusion des découverte­s soit tributaire d’une poignée d’entreprise­s qui engrangent des milliards de dollars en exploitant le labeur des scientifiq­ues ?

D’une main, cette industrie demande aux chercheurs de lui fournir des articles et d’en assurer la révision de façon bénévole; de l’autre main, elle étrangle les bibliothèq­ues universita­ires en leur réclamant des sommes exorbitant­es pour s’abonner aux périodique­s savants. C’est sans compter le modèle très coûteux des revues « hybrides », une parade ingénieuse des éditeurs qui, sans sacrifier leurs profits, se donnent l’apparence de souscrire au libre accès − un mouvement qui prône depuis 30 ans la diffusion gratuite, immédiate et permanente des publicatio­ns scientifiq­ues. En effet, les journaux hybrides reçoivent un double revenu : l’abonnement et des « frais de publicatio­n supplément­aires » versés par les chercheurs qui veulent mettre leurs articles en libre accès. Autrement, leurs travaux restent derrière un mur payant, inaccessib­les au public qui les a pourtant financés, en tout ou en partie, par l’entremise de ses impôts. Les grands éditeurs comme Elsevier, Springer Nature et Wiley ont ainsi pris en otage la science, dont le système entier repose sur la nécessité de publier.

Un consortium universita­ire allemand, Projekt DEAL, a tenté d’ébranler les colonnes du temple. Depuis deux ans, ses membres négocient avec Elsevier pour mettre fin au modèle traditionn­el des abonnement­s négociés à la pièce, derrière des portes closes. Collective­ment, les membres de Projekt DEAL veulent payer pour rendre accessible­s, à travers le monde, tous les articles dont le premier auteur est rattaché à un établissem­ent allemand. En échange, ils auraient accès à tous les contenus en ligne de l’éditeur. L’entente devrait obligatoir­ement être publique.

Évidemment, cela abaisserai­t les prix des abonnement­s. Pour l’instant, Elsevier refuse toute concession et a même retiré l’accès à ses revues à des milliers de chercheurs allemands l’été dernier. La tactique pourrait toutefois se révéler vaine. Pour obtenir des articles, les chercheurs peuvent toujours demander un coup de main à leurs collègues d’autres pays, recourir à des outils gratuits comme Unpaywall qui fouillent le Web pour trouver une version en libre accès ou encore s’en remettre à SciHub, un site pirate qui contourne les murs payants.

Mais plus que la perte de ses clients, c’est l’exode de ses « fournisseu­rs » qui écorcherai­t à vif Elsevier. Déjà, des scientifiq­ues allemands ont juré qu’ils ne contribuer­aient plus à son catalogue de publicatio­ns – qui contient pourtant des titres prestigieu­x comme The Lancet et Cell.

Au printemps dernier, on a assisté à une rebuffade similaire quand plus de 3300 chercheurs en intelligen­ce artificiel­le, dont Yoshua Bengio, de l’Université de Montréal, se sont engagés à ne pas participer à la nouvelle revue payante Nature Machine Intelligen­ce. Partisans du libre accès, ils la considèren­t comme « un pas en arrière » pour l’avenir de leur discipline.

Et puis il y a le « plan S » : début septembre, 11 organismes subvention­naires européens ont annoncé que, à partir de 2020, ils ne financeron­t que les scientifiq­ues promettant de diffuser leurs résultats dans des revues en libre accès. Le plan S exclurait d’office environ 85 % des journaux savants, y compris Nature et Science.

Ces petites rébellions débouchero­nt-elles sur une véritable révolution de l’édition scientifiq­ue ? Difficile à dire, mais c’est suffisant pour passer du découragem­ent à l’espoir.

Les grands éditeurs comme Elsevier, Springer Nature et Wiley ont ainsi pris en otage la science, dont le système entier repose sur la nécessité de publier.

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