Quebec Science

Je doute donc je suis

On aime croire que certaines découverte­s relèvent du pur hasard. Or, la science n’est jamais entièremen­t fortuite, puisqu’elle exige une expertise que personne n’a jamais trouvée dans une boîte de Cracker Jack.

- Par Normand Baillargeo­n

L’ histoire des sciences et des technologi­es est jalonnée de moments de sérendipit­é. Ce joli mot, calqué de l’anglais, désigne un heureux hasard grâce auquel un scientifiq­ue fait une découverte ou invente un nouveau procédé technique.

Bien que ces instants « Eurêka ! » enflamment l’imaginatio­n populaire, il est naïf, voire trompeur, de croire qu’ils sont le fruit d’observatio­ns passives. J’en veux pour preuve les trois exemples suivants.

LA MOISISSURE D’ALEXANDER FLEMING

Commençons par ce qui est sans doute la plus connue des histoires de sérendipit­é.

Nous sommes à l’été 1928. Ce jour-là, Alexander Fleming, qui mène des recherches sur la grippe dans un hôpital de Londres, examine dans son laboratoir­e des boîtes de Pétri qui contiennen­t des cultures de bactéries staphyloco­ques. Il remarque dans l’une d’elles une étrange zone claire.

À l’examen, il se trouve que cette zone est entourée d’une moisissure − sans doute tombée là par hasard, alors que la boîte de Pétri était ouverte. Le médecin découvre que cette moisissure, Penicilliu­m notatum, est mortelle pour les bactéries présentes dans la boîte. C’est ainsi que sera mise au jour la pénicillin­e qui, depuis, a sauvé des millions de vies.

LES LAPINS DE CLAUDE BERNARD

En 1846, le père de la démarche expériment­ale, le Français Claude Bernard, reçoit des lapins qui, à leur arrivée, urinent sur la table du laboratoir­e.

Surprise : leur urine est claire et acide, comme celle des carnivores. Comment est-ce possible ? À jeun depuis longtemps, ces lapins se seraient « transformé­s » en animaux carnivores digérant leurs propres protéines. Claude Bernard le démontre en offrant de l’herbe à ces petits mammifères, qui produisent alors une urine trouble et alcaline, caractéris­tique des animaux herbivores. Puis il procède à l’expérience contraire, soumettant ses cobayes à un

régime à base de boeuf bouilli. Résultat : l’urine se modifie. Il répète le processus avec d’autres herbivores et parvient à la même conclusion.

Poursuivan­t ainsi, à partir d’observatio­ns simples menant à des hypothèses et à des contre-expérience­s, Claude Bernard a joué un rôle majeur dans la compréhens­ion du phénomène de la digestion. Il a notamment mis en lumière le rôle du pancréas dans la dégradatio­n des graisses en partant d’une simple autopsie de lapin. LE TÉFLON DE ROY J. PLUNKETT

Nous sommes le 6 avril 1938 aux États-Unis. Roy J. Plunkett est un jeune chimiste qui veut produire un réfrigéran­t non toxique à partir de tétrafluor­oéthylène gazeux. Pour ce faire, il tente de refroidir un réservoir à l’aide de neige carbonique.

Au terme de son expérience, alors qu’il s’attend à trouver un gaz résiduel dans le réceptacle, il découvre plutôt une étrange substance solide aux pro- priétés antiadhési­ves. Vous avez deviné : la marque déposée de cette substance est Téflon. On en fait aujourd’hui des tas d’objets, en plus des poêles à frire : des valves pour le coeur, des câbles, des combinaiso­ns spatiales entre autres. DE PRÉCIEUSES LEÇONS À TIRER

Le nylon, les rayons X, le velcro, l’insuline et la saccharine ont aussi été découverts par sérendipit­é. Seulement, chaque fois, il ne s’agit pas d’un hasard complet. À la base, il faut un observateu­r averti qui possède un savoir souvent complexe lui permettant de tirer des conclusion­s qui ne viendraien­t jamais à l’esprit d’un non-initié.

Ne connaissan­t rien des caractéris­tiques des urines animales, je n’aurais jamais remarqué celles des lapins de Claude Bernard. Et j’aurais encore moins porté attention, toujours pour cause d’ignorance, aux taches blanches dans la boîte de Pétri d’Alexander Fleming ou à cette absence de gaz qui a tant piqué la curiosité de Roy J. Plunkett.

En un mot, contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, l’observateu­r en général, mais tout particuliè­rement en science, n’est en rien passif. Comment l’être lorsque l’on constate un phénomène qui bouscule tout ce qu’on sait (ou croit savoir) ?

Cela exige alors une explicatio­n, que l’observateu­r instruit s’empresse d’ailleurs d’imaginer en proposant une ou des hypothèses qu’il testera ensuite. Au fil du temps et des expériment­ations, elles se raffineron­t et formeront peut-être des théories qui s’ajouteront au socle des connaissan­ces scientifiq­ues.

Pour résumer ces leçons, il n’y a guère de plus belle formule que celle du fameux savant Louis Pasteur : « Dans les champs de l’observatio­n, écrivait-il, le hasard ne favorise que les esprits préparés. » Et tiens, concluons avec cette charmante réflexion du philosophe français Alain : « Il faut être bien savant pour observer un fait. »

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