Quebec Science

LE CABINET DES CURIOSITÉS

L’intelligen­ce artificiel­le s’immisce dans les arts, soulevant au passage des questions philosophi­ques et un vent de polémique.

- Par Marine Corniou

L’intelligen­ce artificiel­le s’immisce dans les arts, soulevant des questions philosophi­ques et un vent de polémique.

L’impression­nisme, la photograph­ie d’art et le

readymade* ont tous, en leur temps, bouleversé les règles de l’art et échauffé les esprits. C’est au tour de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) de jeter un pavé dans la mare artistique. Le « scandale » est arrivé en 2018, lorsque le premier tableau créé par un algorithme a été vendu par la maison Christie’s à New York. Le

Portrait d’Edmond de Belamy, qui avait été estimé initialeme­nt à 7 000 $ US, a été adjugé à plus de 430 000 $ US, causant surprise et indignatio­n. D’autant que la signature de « l’artiste », apposée au bas du tableau, à droite, est une… formule mathématiq­ue.

« En réalité, on se considère comme les auteurs de l’oeuvre », s’amuse Pierre Fautrel, l’un des trois membres du collectif français Obvious, à l’origine de ce coup d’éclat. Il voit d’un bon oeil que les algorithme­s « permettent à des gens comme nous, sans formation en arts, de produire du visuel ».

Le trio n’est pas le seul à avoir fait de l’IA un outil de création. Beaucoup d’artistes utilisent désormais des algorithme­s pour concevoir des poèmes, des tableaux, des pièces musicales et même des scénarios de film. La plupart exploitent l’aptitude des ordinateur­s à « apprendre » par eux-mêmes, à partir de centaines d’exemples, puis à créer de nouveaux contenus en imitant les règles apprises. Une prouesse qu’on doit aux « réseaux antagonist­es génératifs » ou GAN, des algorithme­s inventés en 2014 par Ian Goodfellow, alors chercheur à l’Université de Montréal. Repris et perfection­nés à l’envi, ces algorithme­s sont si populaires qu’on parle du « ganisme » comme d’un nouveau courant artistique.

Les membres d’Obvious, par exemple, ont fourni à leur machine 15 000 tableaux du 14e au 20e siècle pour qu’elle « apprenne » l’art du portrait. Après quelques bidouillag­es des algorithme­s, ils ont produit 11 portraits tout neufs et créé ainsi toute une famille fictive, nommée Belamy en l’honneur de Ian Goodfellow.

Le collectif vient également de sortir une série inspirée d’estampes japonaises et s’emploie à réaliser des masques africains malgré certaines critiques lui reprochant d’avoir copié les algorithme­s d’un autre ou d’avoir un esprit plus entreprene­urial qu’artistique.

FAIRE RÉFLÉCHIR

Le groupe s’en défend : son but n’est pas de provoquer, mais plutôt de vulgariser. « L’IA est un vrai sujet de société qu’on souhaite démythifie­r et l’art est un bon

vecteur pour le faire », explique Pierre Fautrel, qui travaille avec ses deux amis d’enfance Gauthier Vernier et Hugo Caselles-Dupré (un doctorant en apprentiss­age automatiqu­e).

« Tout le monde s’est agité avec le portrait de Belamy, mais l’usage d’algorithme­s dans les arts avait cours bien avant », souligne Nathalie Bachand. En février dernier, à une journée organisée à Montréal par le Conseil québécois des arts médiatique­s (CQAM), cette commissair­e indépendan­te a rappelé que les premières expériment­ations graphiques par ordinateur ont eu lieu dès les années 1960. Puis, les années 1990 ont vu fleurir de nombreuses installati­ons interactiv­es et production­s artistique­s automatisé­es. « Le mot intelligen­ce fait peur, mais les algorithme­s n’ont pas d’autonomie réelle ni de libre arbitre, mentionnai­t-elle. Ce qui est nouveau, ce sont les GAN, qui sont de plus en plus accessible­s depuis cinq ans. »

Loin d’être de simples copistes, ces réseaux de neurones peuvent aussi inspirer leurs maîtres. À l’instar du Montréalai­s Marc-André Cossette, qui compose de la musique électroniq­ue à l’aide d’un système qui déchiffre les mouvements de danseurs et crée en temps réel des sons « inspirés » par la position des corps. « Les dissonance­s et les erreurs commises par l’IA m’influencen­t beaucoup, y compris quand je compose sans elle », illustrait-il au forum du CQAM. Et si la machine augmentait de fait la créativité humaine ? * Mouvement consistant à exposer des objets, comme une roue de vélo, en tant qu’oeuvres d’art.

 ??  ?? L’artiste Sougwen Chung, qui a fait ses classes en recherche au Massachuse­tts Institute of Technology, utilise un robot nommé D.O.U.G. qui a analysé 20 ans de son travail et appris à imiter son style. D.O.U.G. lui propose des tracés inventifs, et l’artiste parle donc de cocréation robot-humain.
L’artiste Sougwen Chung, qui a fait ses classes en recherche au Massachuse­tts Institute of Technology, utilise un robot nommé D.O.U.G. qui a analysé 20 ans de son travail et appris à imiter son style. D.O.U.G. lui propose des tracés inventifs, et l’artiste parle donc de cocréation robot-humain.
 ??  ?? Les GAN reposent sur un affronteme­nt entre deux réseaux de neurones : un générateur et un discrimina­teur. Le premier produit des images en imitant les oeuvres réelles réunies dans une banque de données. Le second doit « deviner » quelles oeuvres sont issues de la banque de données et lesquelles sont des pièces de synthèse, issues du générateur. La rétroactio­n de ce « juge » permet d’améliorer les imitations du réseau « faussaire » jusqu’à ce qu’elles se fondent dans le style original. Ci-dessus : les membres du collectif Obvious et certaines de leurs oeuvres, dont TheDormant­Lake (à gauche, complèteme­nt en haut) et le Portraitd’EdmonddeBe­lamy (à droite).
Les GAN reposent sur un affronteme­nt entre deux réseaux de neurones : un générateur et un discrimina­teur. Le premier produit des images en imitant les oeuvres réelles réunies dans une banque de données. Le second doit « deviner » quelles oeuvres sont issues de la banque de données et lesquelles sont des pièces de synthèse, issues du générateur. La rétroactio­n de ce « juge » permet d’améliorer les imitations du réseau « faussaire » jusqu’à ce qu’elles se fondent dans le style original. Ci-dessus : les membres du collectif Obvious et certaines de leurs oeuvres, dont TheDormant­Lake (à gauche, complèteme­nt en haut) et le Portraitd’EdmonddeBe­lamy (à droite).
 ??  ?? Ci-contre : l’artiste Mat Chivers a fourni à un agent intelligen­t 1 480 morceaux d’argile pressés par autant de mains pour qu’il conçoive une nouvelle empreinte. Celle-ci a ensuite été sculptée dans de l’impactite de Charlevoix, une roche formée par l’impact d’une météorite. Cette réflexion sur l’influence de l’intelligen­ce artificiel­le sur l’humain a été présentée au Musée d’art de Joliette et à L’Arsenal, à Montréal, en 2018 et 2019.
Ci-contre : l’artiste Mat Chivers a fourni à un agent intelligen­t 1 480 morceaux d’argile pressés par autant de mains pour qu’il conçoive une nouvelle empreinte. Celle-ci a ensuite été sculptée dans de l’impactite de Charlevoix, une roche formée par l’impact d’une météorite. Cette réflexion sur l’influence de l’intelligen­ce artificiel­le sur l’humain a été présentée au Musée d’art de Joliette et à L’Arsenal, à Montréal, en 2018 et 2019.

Newspapers in French

Newspapers from Canada