Pourquoi Nemaska Lithium et les autres projets en démarrage dans la province ont-ils du mal à décoller ?
Par Alexis Riopel
lithium est déjà essentiel au fonctionnement des appareils électroniques portatifs, mais la montée en popularité des voitures électriques promet de multiplier la demande d’« or blanc » dans les prochaines années. Le Québec est choyé en la matière : on trouve sur son territoire de riches gisements de lithium. Pourtant, les projets d’exploitation n’arrivent pas à se mettre en marche. Le plus ambitieux d’entre eux, Nemaska Lithium, a suspendu ses activités l’an dernier par manque de fonds. Y a-t-il un avenir pour le lithium dans la province ? Pour répondre à cette question, Québec Science s’est entretenu avec le géologue Michel Jébrak, professeur émérite du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère de l’Université du Québec à Montréal.
Québec Science : Avant de nous pencher sur le cas du Québec, intéressons-nous à la ressource de manière générale. Comment les gisements de lithium se forment-ils ? Michel Jébrak :
Le lithium est un métal crustal, c’est-à-dire qu’on le trouve dans la croûte terrestre. Il est généralement lié à d’autres matières rocheuses, d’habitude à de l’argile. Quand des mouvements géologiques entraînent des couches d’argile riches en lithium dans les profondeurs de la Terre, où les températures atteignent 1 000 °C, elles fondent et se transforment en magma.
En refroidissant, celui-ci prend la forme d’un granit appelé pegmatite à lithium. Ce corps rocheux fait ensuite surface, au gré du mouvement des plaques tectoniques, sur des terrains très anciens, comme le Bouclier canadien.
QS Quel est le principal gisement de pegmatite à lithium dans le monde ?
MJ Il se situe en Australie-Occidentale. On l’appelle Greenbushes. Ce corps rocheux est très épais et surtout très riche en lithium, dont la concentration est de 3 %. Les Australiens l’exploitent depuis déjà longtemps. On trouve des granits enrichis en lithium dans plusieurs chaînes de montagnes sur la planète, mais aucun n’est aussi riche que celui-là.
Au Québec, nous avons quatre gisements de pegmatite à lithium dont la concentration s’élève à environ 1,5 % : deux en Abitibi [Authier, La Corne] et deux dans la région de la Baie-James [Whabouchi, Rose].
QS N’y a-t-il pas aussi du lithium extrait des déserts de sel de l’Amérique du Sud ? MJ
Effectivement. Le Chili et l’Argentine ont la chance d’avoir des volcans dont le magma refroidi est très riche en lithium. Quand ces volcans s’érodent, leur poussière s’accumule dans les lacs environnants. Puisqu’ils sont en très haute altitude, ces bassins subissent une forte évaporation et les sels de lithium s’y accumulent rapidement. Les entreprises récoltent donc directement de l’hydroxyde de lithium plutôt qu’un granit contenant la ressource. Paradoxalement, il en coûte plus cher d’exploiter ces salars parce que le Chili et l’Argentine imposent de fortes taxes − ils veulent en tirer un bénéfice ; c’est tout à fait normal. C’est pour cela que les mines de pegmatite ont leur place dans l’industrie.
QS Quelle stratégie entendait adopter Nemaska avant de suspendre ses activités à l’automne 2019 ? MJ
La plupart des compagnies minières traitent leur pegmatite pour en obtenir un produit intermédiaire qu’on appelle spodumène. C’est un minéral assez banal, mais qui, dans ce cas-ci, est enrichi en lithium. Le spodumène ne se vend pas très cher sur le marché international. Ainsi, le Québécois Guy Bourassa, qui a lancé Nemaska Lithium, misait sur l’extraction de spodumène à Whabouchi − où l’on trouve de magnifiques cristaux ! −, mais aussi sur sa transformation en hydroxyde de lithium à Shawinigan. C’était astucieux, car il y a un fort potentiel de valeur ajoutée. Et puis, ç’aurait été intéressant pour le Québec parce qu’évidemment, un jour ou l’autre, on voudra fabriquer des batteries aux
ions de lithium à plus grande échelle. Si le gouvernement offre des subventions à l’industrie, c’est dans l’objectif de mettre sur pied une chaîne de production entière, de la mine de pegmatite à la fabrication de la voiture électrique.
En pratique, cela semble plus difficile. Le lithium au Québec a-t-il de l’avenir ?
QS
MJ Je suis optimiste, mais pour le moyen terme. À court terme, il va probablement y avoir un ralentissement d’un an ou deux. Toutefois, le gouvernement, les banques et les actionnaires qui ont investi de l’argent dans les projets ne pourront pas attendre, car ils ont besoin de rendements rapides.
Pourquoi les grandes entreprises minières comme Rio Tinto ne reprennent-elles pas le projet de Nemaska Lithium ?
il est situé juste à côté de l’esker d’où l’on tire l’eau de la compagnie Eska. Les gens de la région ont peur que la mine contamine la source. Ont-ils raison, ont-ils tort ? Comme toute activité industrielle, il y a un risque. Est-ce que le lithium est polluant en soi ? Probablement pas, mais quand on l’extrait, d’autres métaux plus polluants peuvent aussi contaminer l’environnement.
QS Sommes-nous certains que l’électrification des transports va passer par le lithium ? Pourquoi pas des batteries au césium par exemple ? MJ
Le lithium est un élément qui dispose d’une capacité d’échange électronique très importante. Il perd et gagne des électrons facilement parce que c’est un tout petit atome. C’est pourquoi il est à la base des batteries aux ions de lithium, qui contiennent aussi un peu de cobalt, de graphite et de nickel. Dans ces batteries, on trouve le lithium à la fois dans la cathode et dans l’électrolyte. Il est peu probable que la situation change d’ici 10 ans, pour la simple et bonne raison que d’immenses usines de batteries aux ions de lithium sont en construction ou en activité. De toute façon, les autres technologies de batterie actuellement envisagées, comme les batteries lithiumsoufre et lithium-air, sont aussi à base de lithium.
QS Comment se joue la course à l’or blanc à l’échelle de la planète ? MJ
L’électrification des transports dépend d’une chaîne d’approvisionnement complexe. Entre le produit de base et le produit final, il y a de nombreuses entreprises qui n’ont rien à voir dans cette course. Les mines de lithium les plus importantes sont en Australie, en Argentine et au Chili ; Samsung [Corée du Sud] et Panasonic [Japon] font les batteries ; et les principaux vendeurs de voitures électriques sont des sociétés chinoises et Tesla, aux États- Unis. Le noeud de la compétition mondiale consiste à déterminer quel maillon de la chaîne de production est le plus payant, puis de le dominer. Et évidemment, les joueurs en lice ne sont pas des enfants de choeur !