Quebec Science

COVID-19 : UNE LAISSE NUMÉRIQUE POUR SUIVRE LE VIRUS À LA TRACE

Partout dans le monde, des États prennent de grands moyens technologi­ques dans l’espoir de stopper la pandémie. Une traque qui soulève de nombreuses questions d’ordre social, éthique et juridique.

- Par Maxime Bilodeau

Des États prennent de grands moyens technologi­ques pour stopper la pandémie. Une traque qui soulève bien des questions.

Il n’y a pas que le trio composé de François Legault, Horacio Arruda et Danielle McCann qui s’est réuni sur une base régulière tout au long de la crise sanitaire de la COVID-19. Tous les vendredis depuis le début avril, sans exception, une quinzaine de chercheurs issus d’université­s du Québec et de l’Ontario se regroupent virtuellem­ent pour évaluer les effets des technologi­es dans la lutte contre le nouveau coronaviru­s. Le mandat ambitieux de ce comité : exercer une veille des dispositif­s utilisés aux quatre coins de la planète pour recenser les cas de contaminat­ion, retracer les déplacemen­ts de personnes infectées et s’assurer du respect des mesures de confinemen­t tout en faisant avancer la réflexion à leur sujet. C’est Lyse Langlois, directrice scientifiq­ue de l’Observatoi­re internatio­nal sur les impacts sociétaux de l’intelligen­ce artificiel­le et du numérique (OBVIA), qui a pris la tête de ce comité spécial financé par les Fonds de recherche du Québec. « Très tôt dans la crise, nous avons commencé à entendre parler des moyens extraordin­aires mis en place par les autorités de plusieurs pays asiatiques pour stopper la pandémie, notamment en ce qui a trait aux applicatio­ns de notificati­on de contacts. Dès lors, c’était clair qu’il fallait se pencher sur les répercussi­ons de ces technologi­es sur la société », mentionne la professeur­e du Départemen­t des relations industriel­les de l’Université Laval, qui s’inquiète de l’absence de débat public à leur propos.

Québec Science : Quelle est la teneur des discussion­s hebdomadai­res du comité que vous pilotez ?

Lyse Langlois : Nous discutons des différents chantiers que nous avons mis en branle depuis le début de la pandémie, comme celui sur les effets sociétaux que pourraient avoir les systèmes d’intelligen­ce artificiel­le [IA] et les outils numériques employés pour lutter contre la propagatio­n de la COVID19. Nous en profitons pour faire le point sur la situation, qui ne cesse d’évoluer, et pour inviter des intervenan­ts clés. Par exemple, le spécialist­e en IA Yoshua Bengio, de Mila, l’Institut québécois d’intelligen­ce artificiel­le, nous a expliqué l’applicatio­n de notificati­on de contacts COVI conçue par son équipe. Très tôt dans le processus, il a répondu à nos questions sur la conception de l’applicatio­n mobile, sur les étapes prochaines dans son opérationn­alisation et sur son acceptabil­ité sociale.

QS Nous avons appris récemment que le projet de Mila n’irait pas de l’avant, le gouverneme­nt Trudeau lui préférant une applicatio­n développée par le Service numérique canadien en collaborat­ion avec Shopify, BlackBerry et le gouverneme­nt de l’Ontario. Chose certaine, il n’est pas le seul à penser à l’emploi d’une telle solution pour évaluer les risques d’infection.

LL En effet ! Un prérapport publié à la fin avril et auquel ont collaboré des chercheurs de l’OBVIA a brossé un tableau brut de la situation − une recension plus complète devrait être diffusée bientôt sous forme de livre blanc. Le document préliminai­re fait état de plus d’une quarantain­e d’applicatio­ns de notificati­on de contacts, de suivi de contacts et de surveillan­ce des mouvements de population en développem­ent ou en cours d’implantati­on dans plus d’une vingtaine de pays. On y lit que 28 % des applicatio­ns proposées jusqu’à maintenant ne disposaien­t pas de politique déclarée de respect de la vie privée. Autre fait notable : environ les deux tiers recourent au système de localisati­on GPS pour suivre les déplacemen­ts des personnes, alors qu’un tiers privilégie­nt la technologi­e Bluetooth.

QS Qu’est-ce qui explique la cristallis­ation du débat autour de cet enjeu précis du recours au système GPS plutôt qu’à la technologi­e Bluetooth ?

LL En gros, le premier est moins respectueu­x de la vie privée que la seconde.

Pour bien saisir la différence entre GPS et Bluetooth, il faut s’intéresser à la notion de proportion­nalité des données collectées. Quelles données le sont ? À quelle fin ? Pour combien de temps ? Qui y aura accès ? Quand seront-elles détruites ? Aussi, faut-il centralise­r les données recueillie­s et accepter une certaine mainmise des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon] sur celles-ci ? Ou est-il préférable de les décentrali­ser, c’est-à-dire ne permettre leur partage que pair à pair ? On ne peut jamais complèteme­nt anonymiser les données, c’est impossible. Le recours à des chaînes de blocs [ blockchain­s] permet néanmoins d’atteindre de hauts standards en la matière.

QS Quel est le degré d’acceptabil­ité sociale au Québec à l’égard des applicatio­ns de notificati­on de contacts ?

LL On ne le sait pas. Nous disposons bien de quelques données sur le sujet grâce au Baromètre CIRANO sur la perception des risques des Québécois. Elles ne permettent toutefois pas de creuser le sujet de l’acceptabil­ité sociale de ces technologi­es, du moins pas autant que nous le désirons. Jusqu’où la population est-elle prête à consentir à cette surveillan­ce en contexte de pandémie ? Est-elle prête à sacrifier certaines valeurs pour la permettre ? Comprend-elle les enjeux éthiques sous-jacents ? Pour pallier ce manque, nous avons convenu de mettre sur pied notre propre baromètre d’acceptabil­ité sociale sur le sujet. Notre espoir est que son élaboratio­n permette la tenue d’un véritable débat citoyen sur la question des technologi­es de traçage. À l’heure actuelle, cette discussion n’a pas lieu.

QS Nous sommes pourtant face à un réel enjeu démocratiq­ue, non ?

LL Oui, et c’est pourquoi il y a d’énormes préoccupat­ions dans la communauté scientifiq­ue quant au recours à ces technologi­es, que nous voudrions voir précédé d’un débat de société. N’allez pas croire que je suis

contre la technologi­e. Au contraire : je suis consciente des avantages indéniable­s qui découlent de son utilisatio­n. Par contre, il ne faut pas la voir comme la solution ultime pour vaincre le virus. C’est un faux sentiment de sécurité, qui peut d’ailleurs nuire à la poursuite de ces gestes barrières que les autorités de santé publique nous implorent de poser, comme se laver régulièrem­ent les mains et s’éloigner physiqueme­nt des autres. La technologi­e est plutôt un outil parmi d’autres pour favoriser une sortie de crise graduelle et sans anicroche. J’ajouterais que le dépistage des êtres humains, c’est bien, mais que le dépistage de la maladie, c’est encore plus fondamenta­l.

QS Mais des pays ont fait l’économie de ce débat pour accélérer leur lutte contre la pandémie.

LL Dans les pays où des technologi­es de traçage ont été mises en place, voire imposées jusqu’à maintenant, le succès semble plutôt mitigé. À certains endroits, le discours gouverneme­ntal est empreint d’hypocrisie. Le recours à de telles applicatio­ns est volontaire, mais si l’on ne les installe pas sur son téléphone intelligen­t, on ne peut se prévaloir de certains droits, comme utiliser les transports en commun. Il y a tout un travail d’éducation et de réflexion collective qui n’a pas été fait. La majorité des experts s’accorde pour dire qu’il semble inévitable que nous vivrons d’autres crises du genre dans les prochaines années et décennies. Or, il faudra repenser nos politiques de santé publique pour s’assurer que nous serons collective­ment capables de faire face à la situation lorsqu’elle se représente­ra. Un tel forum s’inscrit en partie dans cet objectif. Le Québec se démarquera­it véritablem­ent s’il tenait un tel exercice démocratiq­ue.

QS A-t-on vraiment le luxe de débattre sur la place publique pendant que des gens meurent tous les jours de la COVID-19 ?

LL Si l’on ne veut pas que la crise de la COVID-19 soit un jalon majeur de notre histoire, celui où nous avons renoncé collective­ment à une bonne partie de notre vie privée, nous devons prendre le temps d’en discuter. En outre, il ne faut pas opposer nos libertés individuel­les à la santé, renoncer aux premières pour préserver la seconde. Au contraire : il y a moyen d’atteindre ces deux objectifs concomitan­ts, de les concilier. Dans le fond, l’enjeu central, c’est de se doter de solides politiques de santé publique respectueu­ses des enjeux éthiques et légaux. En ce moment, nous sommes malheureus­ement pris dans une urgence où le danger de court-circuiter les nécessaire­s réflexions éthiques, au nom de la lutte contre le nouveau coronaviru­s, est bien réel.

QS Étions-nous prêts, au début de la crise, à entamer ces réflexions ?

LL Des balises et principes étaient en place. Je pense notamment au règlement général sur la protection des données de l’Union européenne, aux 10 recommanda­tions de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s sur l’IA, à la Déclaratio­n de Montréal pour un développem­ent responsabl­e de l’intelligen­ce artificiel­le… En France, le rapport sur l’IA rédigé par le mathématic­ien et député Cédric Villani contenait des recommanda­tions pour permettre un déploiemen­t éthique de l’IA et du numérique en tout respect de la confiance du public. On y parlait de poursuivre des objectifs avantageux pour la société, de favoriser la responsabi­lité, la transparen­ce, l’explicabil­ité… Sa conclusion ? La protection de la vie privée ne demande pas de renoncer à nos aspiration­s éthiques.

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