Polémique
Quand ils entrevoient des bribes du « débat » qui fait rage au sujet des vaccins sur les réseaux sociaux, bien des gens (dont moi) ont le réflexe de hausser les épaules. Après tout, se dit-on, les bienfaits des campagnes d’immunisation sont si bien démontrés et le rejet des faits scientifiques des antivaccins est si évident qu’il est inconcevable que leur mouvement sorte un jour de la marginalité, n’est-ce pas? Une étude parue en mai dans Nature incite à réviser cette croyance : les données ont beau être du côté des vaccins, le « champ de bataille » virtuel, lui, n’est pas à leur avantage.
Une équipe menée par le physicien de l’Université George Washington Neil Johnson a analysé le contenu et les commentaires laissés lors de l’éclosion de rougeole de 2019 sur quelque 1 300 pages Facebook rassemblant 85 millions d’internautes à travers le monde. Les auteurs ont classé ces communautés virtuelles en trois catégories : les provaccins, les antivaccins et les neutres. « Les communautés neutres de notre étude peuvent ne discuter que rarement de vaccins, mais quand elles le font, on y trouve des opinions des deux côtés », m’a dit M. Johnson dans un échange de courriels. Il peut s’agir d’une association de parents d’école ou d’organisations de sports pour enfants par exemple. Les chercheurs ont ensuite accordé une attention particulière aux « liens » entre ces pages, c’est-à-dire quand une page en recommande une autre à tous ses membres. Cela leur a permis de cartographier l’influence des groupes anti- et provaccins. Le tableau qui s’en dégage est déprimant : les pages des antivaccins sont beaucoup mieux imbriquées dans celles des communautés neutres et occupent une place beaucoup plus centrale que les pages des provaccins qui, elles, se trouvent plus en périphérie. Et cela s’est aggravé au cours de l’éclosion de rougeole : certains des groupes antivaccins ont vu leurs nouveaux membres croître de 300 % entre février et octobre 2019, alors qu’aucune des communautés provaccins n’a dépassé les 100 % d’augmentation. En outre, toujours pendant la même période, les pages neutres ont fait plus de liens vers les anti- que vers les provaccins.
C’est inquiétant, souligne Neil Johnson, parce que, même si les communautés neutres ne sont pas uniquement axées sur les vaccins, « le fait que ces gens se font confiance sur un autre sujet, tels les sports pour enfants, implique qu’ils vont probablement s’écouter assez attentivement les uns les autres sur d’autres sujets tels que les vaccins. Comme ils sont devenus plus liés aux antivaccins durant l’éclosion de rougeole, cela montre qu’ils se sentent plus interpellés par le thème de la méfiance à l’égard des vaccins, même s’ils n’en parlent pas souvent. Et, plus important, cela signifie qu’ils sont probablement plus exposés maintenant aux opinions des pages antivaccins, ce qui pourrait éventuellement les faire basculer ».
Plusieurs caractéristiques de ces réseaux pourraient expliquer tout cela. D’abord, écrivent les chercheurs, les pages antivaccins ont en moyenne moins d’abonnés, mais elles sont plus nombreuses que les pages provaccins. L’étude dénombre 124 pages provaccins fortes de 6,9 millions d’abonnés, alors que les pages antivaccins ne comptent que 4,2 millions de membres, mais répartis en 317 communautés. Cela leur donne plus de points à partir desquels s’arrimer aux communautés neutres pour, potentiellement, les influencer.
Alors que les pages provaccins sont très uniformes et monothématiques, celles des communautés antivaccins mélangent une grande diversité de thèmes et de trames narratives, allant des inquiétudes quant aux effets secondaires des vaccins à diverses théories du complot en passant par la « santé naturelle » et les médecines dites parallèles. Elles ont donc plus d’hameçons à l’eau, si je puis dire, et possiblement plus de chances d’en avoir un qui résonnera dans une communauté neutre. Bref, concluent les auteurs, tout cela « révèle que le modèle traditionnel d’action de masse [souvent utilisé par les autorités sanitaires pour promouvoir les vaccins] ne convient pas pour élaborer des politiques publiques » ni pour gagner le débat en ligne.
Je ne peux m’empêcher d’établir des liens (un brin spéculatifs, je dois l’avouer) entre cette étude et tous ces sondages qui montrent un effritement de la confiance à l’égard des vaccins dans le monde. Si les résultats de Neil Johnson sont confirmés par d’autres travaux, cela nous signalera qu’il faut changer de stratégie. Mais on ne sera pas forcément sorti du bois. À l’heure actuelle, les efforts de promotion de la vaccination sont plutôt centralisés autour des autorités sanitaires et de quelques grandes fondations. S’il faut réorganiser tout cela pour mener une campagne de type guérilla, avec une structure plus diffuse pour livrer une foule de petites batailles « page par page », la tâche s’annonce lourde…