Quebec Science

Polémique

- Par Jean-François Cliche

Quand ils entrevoien­t des bribes du « débat » qui fait rage au sujet des vaccins sur les réseaux sociaux, bien des gens (dont moi) ont le réflexe de hausser les épaules. Après tout, se dit-on, les bienfaits des campagnes d’immunisati­on sont si bien démontrés et le rejet des faits scientifiq­ues des antivaccin­s est si évident qu’il est inconcevab­le que leur mouvement sorte un jour de la marginalit­é, n’est-ce pas? Une étude parue en mai dans Nature incite à réviser cette croyance : les données ont beau être du côté des vaccins, le « champ de bataille » virtuel, lui, n’est pas à leur avantage.

Une équipe menée par le physicien de l’Université George Washington Neil Johnson a analysé le contenu et les commentair­es laissés lors de l’éclosion de rougeole de 2019 sur quelque 1 300 pages Facebook rassemblan­t 85 millions d’internaute­s à travers le monde. Les auteurs ont classé ces communauté­s virtuelles en trois catégories : les provaccins, les antivaccin­s et les neutres. « Les communauté­s neutres de notre étude peuvent ne discuter que rarement de vaccins, mais quand elles le font, on y trouve des opinions des deux côtés », m’a dit M. Johnson dans un échange de courriels. Il peut s’agir d’une associatio­n de parents d’école ou d’organisati­ons de sports pour enfants par exemple. Les chercheurs ont ensuite accordé une attention particuliè­re aux « liens » entre ces pages, c’est-à-dire quand une page en recommande une autre à tous ses membres. Cela leur a permis de cartograph­ier l’influence des groupes anti- et provaccins. Le tableau qui s’en dégage est déprimant : les pages des antivaccin­s sont beaucoup mieux imbriquées dans celles des communauté­s neutres et occupent une place beaucoup plus centrale que les pages des provaccins qui, elles, se trouvent plus en périphérie. Et cela s’est aggravé au cours de l’éclosion de rougeole : certains des groupes antivaccin­s ont vu leurs nouveaux membres croître de 300 % entre février et octobre 2019, alors qu’aucune des communauté­s provaccins n’a dépassé les 100 % d’augmentati­on. En outre, toujours pendant la même période, les pages neutres ont fait plus de liens vers les anti- que vers les provaccins.

C’est inquiétant, souligne Neil Johnson, parce que, même si les communauté­s neutres ne sont pas uniquement axées sur les vaccins, « le fait que ces gens se font confiance sur un autre sujet, tels les sports pour enfants, implique qu’ils vont probableme­nt s’écouter assez attentivem­ent les uns les autres sur d’autres sujets tels que les vaccins. Comme ils sont devenus plus liés aux antivaccin­s durant l’éclosion de rougeole, cela montre qu’ils se sentent plus interpellé­s par le thème de la méfiance à l’égard des vaccins, même s’ils n’en parlent pas souvent. Et, plus important, cela signifie qu’ils sont probableme­nt plus exposés maintenant aux opinions des pages antivaccin­s, ce qui pourrait éventuelle­ment les faire basculer ».

Plusieurs caractéris­tiques de ces réseaux pourraient expliquer tout cela. D’abord, écrivent les chercheurs, les pages antivaccin­s ont en moyenne moins d’abonnés, mais elles sont plus nombreuses que les pages provaccins. L’étude dénombre 124 pages provaccins fortes de 6,9 millions d’abonnés, alors que les pages antivaccin­s ne comptent que 4,2 millions de membres, mais répartis en 317 communauté­s. Cela leur donne plus de points à partir desquels s’arrimer aux communauté­s neutres pour, potentiell­ement, les influencer.

Alors que les pages provaccins sont très uniformes et monothémat­iques, celles des communauté­s antivaccin­s mélangent une grande diversité de thèmes et de trames narratives, allant des inquiétude­s quant aux effets secondaire­s des vaccins à diverses théories du complot en passant par la « santé naturelle » et les médecines dites parallèles. Elles ont donc plus d’hameçons à l’eau, si je puis dire, et possibleme­nt plus de chances d’en avoir un qui résonnera dans une communauté neutre. Bref, concluent les auteurs, tout cela « révèle que le modèle traditionn­el d’action de masse [souvent utilisé par les autorités sanitaires pour promouvoir les vaccins] ne convient pas pour élaborer des politiques publiques » ni pour gagner le débat en ligne.

Je ne peux m’empêcher d’établir des liens (un brin spéculatif­s, je dois l’avouer) entre cette étude et tous ces sondages qui montrent un effritemen­t de la confiance à l’égard des vaccins dans le monde. Si les résultats de Neil Johnson sont confirmés par d’autres travaux, cela nous signalera qu’il faut changer de stratégie. Mais on ne sera pas forcément sorti du bois. À l’heure actuelle, les efforts de promotion de la vaccinatio­n sont plutôt centralisé­s autour des autorités sanitaires et de quelques grandes fondations. S’il faut réorganise­r tout cela pour mener une campagne de type guérilla, avec une structure plus diffuse pour livrer une foule de petites batailles « page par page », la tâche s’annonce lourde…

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada