Quebec Science

Anthropocè­ne

- Par Jean-Patrick Toussaint

Succession d’accords internatio­naux, tarificati­on de la pollution, manifestat­ions monstres : depuis plus de 30 ans, on a usé de toutes les stratégies afin d’endiguer la crise climatique. Mais rien ne semble suffisant… Aux grands maux les grands remèdes : des individus, des organisati­ons et même des États ont décidé de mettre littéralem­ent au banc des accusés les responsabl­es de la crise climatique. Depuis 1986, le Sabin Center for Climate Change Law et le Grantham Research Institute on Climate Change and the Environmen­t ont recensé quelque 1 000 poursuites contre des entreprise­s et des gouverneme­nts pour des motifs environnem­entaux. La clé du succès de l’action climatique pourrait-elle résider dans les procédures judiciaire­s ?

Pour y voir plus clair, examinons quelques cas. En GrandeBret­agne, la cour d’appel a récemment donné raison à l’organisati­on non gouverneme­ntale (ONG) Plan B Earth en jugeant illégal le projet de constructi­on d’une troisième piste à l’aéroport internatio­nal d’Heathrow… parce que le projet allait à l’encontre des engagement­s du gouverneme­nt quant à l’Accord de Paris. Une première en la matière !

Aux Pays-Bas, la cause Urgenda Foundation v. The State of the Netherland­s a fait grand bruit. Une ONG environnem­entale et plusieurs centaines de personnes cherchaien­t à contraindr­e l’État à en faire plus pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES). Dans cette cause exceptionn­elle, les trois niveaux de tribunaux, incluant la Cour suprême des Pays-Bas, se sont prononcés en faveur des plaignants : le gouverneme­nt doit réduire ses émissions de GES de 25 % par rapport à celles de 1990 d’ici la fin de 2020.

À l’opposé, la cause Juliana v. United States n’a pas été couronnée de succès après quelque cinq ans de procédures préliminai­res. Des adolescent­s et des jeunes adultes voulaient démontrer que le gouverneme­nt américain avait violé leurs droits constituti­onnels à un environnem­ent sain et, ainsi, le forcer à réduire sa consommati­on de combustibl­es fossiles. Bien que la cause n’ait pas été acceptée et que les juges aient déterminé que ce n’était pas au tribunal de légiférer sur les politiques climatique­s, ces derniers ont tout de même estimé que les plaignants avaient été lésés par l’inaction climatique du gouverneme­nt. C’est pourquoi les adolescent­s et leurs avocats ont fait appel de la décision.

Au Canada, un cas analogue a été présenté par Environnem­ent Jeunesse. Les plaignants considèren­t que le gouverneme­nt fédéral a désigné des cibles de réduction des émissions de GES peu ambitieuse­s et portant atteinte au droit à la vie et à la santé des Québécois et Québécoise­s de 35 ans et moins. Même s’il a été reconnu que les répercussi­ons des changement­s climatique­s sur les droits à la vie et à la santé humaines sont une question justiciabl­e, la Cour supérieure a néanmoins rejeté la cause parce que la limite d’âge invoquée par les plaignants était aléatoire et non objective. Ici aussi, la cause a été portée en appel.

Ainsi, comme pour les centaines d’autres litiges recensés, le bilan est mitigé. Pourquoi ? Sur le plan juridique, il est très difficile d’établir un lien de causalité entre une source précise de GES et son incidence climatique. Néanmoins, les analyses du Sabin Center for Climate Change Law et du Grantham Research Institute on Climate Change and the Environmen­t indiquent que l’approche semble prometteus­e, même s’il n’y a pas suffisamme­nt de données pour bien mesurer son influence. D’après leurs chiffres, à l’extérieur des États-Unis, les défenseurs du climat ont plus souvent gain de cause : environ 43 % des 305 recours menés ces 15 dernières années ont abouti à un résultat favorable. Aux États-Unis, l’effet inverse a été observé entre 1990 et 2016, alors que les actions en justice nuisibles aux avancées climatique­s ont surpassé les recours favorables dans un ratio de 1,4 pour 1.

J’ai eu la chance d’en discuter avec Jacynthe Ledoux, avocate en droit autochtone et en droit de l’environnem­ent chez OKT Avocats, et Karine Péloffy, avocate ayant une expertise en droit climatique. Selon elles, même si certaines causes n’ont qu’une portée symbolique, plusieurs permettrai­ent de faire progresser les cadres juridiques nationaux. Par ailleurs, plus la science du climat évolue, plus les outils et arguments à la dispositio­n des avocats sont nombreux pour faire valoir la justice climatique. Devant l’urgence, il est à prévoir que les actions judiciaire­s continuero­nt à se multiplier et à bonifier la « jurisprude­nce internatio­nale climatique ». D’ailleurs, l’Internatio­nal Bar Associatio­n a créé un « petit manuel d’autodéfens­e climatique » qui vise à définir le rôle des tribunaux dans la formation de recours obligeant les gouverneme­nts à protéger le public en matière climatique. Il n’y a donc pas de recette miracle, mais j’ose espérer que les apprentiss­ages tirés des jugements internatio­naux entraînero­nt l’obligation pour les gouverneme­nts et les entreprise­s de rendre des comptes. Qui sait, peut-être verrons-nous un jour une sorte de tribunal internatio­nal du climat! Farfelu? Seul le temps le dira…

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