Quebec Science

LE CABINET DES CURIOSITÉS

On dit des peintres talentueux qu’ils rendent leurs toiles vivantes. Mais ici, c’est la matière vivante qui fait l’oeuvre.

- Par Marine Corniou

Les chercheurs amateurs d’« agar art » font des oeuvres avec de la matière vivante.

Une carpe koï près d’une fleur de lotus ; une copie du Cri, de Munch ; un dromadaire au soleil couchant ; un autoportra­it naïf. Voilà, pêle- mêle, les oeuvres gagnantes d’un concours d’art organisé en 2019 par la Société américaine de microbiolo­gie (ASM).

Les scènes sont hétéroclit­es, mais les dessins ont un point commun : ils sont tous tracés avec des microorgan­ismes, les boîtes de Pétri faisant office de toiles. Vertes, jaunes, rouges ou même fluorescen­tes, bactéries et levures offrent une palette de couleurs impression­nante.

Cette forme d’art très nichée fait des émules dans les laboratoir­es, notamment grâce au concours annuel que l’ASM organise depuis 2015. L’an passé, le jury a examiné 347 oeuvres microbienn­es créées par des artistes de 43 pays ! Les réseaux sociaux contribuen­t aussi à publiciser l’« agar art », nommé ainsi en référence à l’agar-agar, un gel sur lequel croissent les bactéries en laboratoir­e.

C’est pendant son projet de maîtrise à l’Université de la Saskatchew­an que Dongyun Jung a eu l’idée d’employer cette gouache inusitée. « Je prélevais des bactéries sur des légumes et épices importés au Canada et je cherchais à déceler des germes résistants aux antibiotiq­ues, explique celui qui est aujourd’hui doctorant en agroalimen­taire à l’Université McGill. Toutes les colonies avaient des formes et des couleurs différente­s, et un jour j’ai essayé de dessiner un chevreuil et un arbre. Le lendemain, les bactéries avaient poussé et le résultat était vraiment beau ! »

En quelques clics, il réalise qu’il n’est pas le seul microbiolo­giste à manier la pipette à des fins artistique­s et il apprend l’existence du concours de l’ASM. Il tente sa chance et l’une de ses oeuvres est retenue parmi les finalistes en 2018. Intitulée Shine On, elle représente des poumons humains brillant sous la lumière ultraviole­tte. « J’ai utilisé la bactérie Pseudomona­s fluorescen­s, qui est présente dans les sols et l’eau et qui produit un composé fluorescen­t appelé “pyoverdine” lorsqu’elle se trouve dans des environnem­ents pauvres en fer », précise-t-il.

Outre la célèbre Escherichi­a coli, reine des laboratoir­es, les microbiolo­gistes s’amusent souvent avec leurs propres sujets d’étude, à l’instar de Dongyun Jung. En 2018, un lauréat de l’ASM a utilisé des staphyloco­ques dorés prélevés dans le pharynx d’un de ses patients pour revisiter

Les tournesols de Van Gogh… Parmi les favorites des biopeintre­s, citons aussi

Serratia marcescens, une spécialist­e des infections nosocomial­es qui forme des colonies d’un rouge profond. Ou

Klebsiella pneumoniae qui, quand elle ne cause pas de pneumonie, pousse en jolis cercles gris métallisé.

Pour le concours de l’ASM, n’importe quels microorgan­ismes et supports gélatineux peuvent être employés. L’une des lauréates de 2019, qui a peint de délicates fleurs typiques des broderies hongroises, a utilisé un milieu de culture dit « chromogène », c’est-à-dire qui se colore en présence de certaines enzymes bactérienn­es.

D’autres artistes s’aident de la génétique pour mieux contrôler leur palette. Leslie Mitchell, qui a travaillé sur un projet de génome synthétiqu­e de levure, est une adepte du yeast art. À l’Université de New York, où elle fait un postdoctor­at, elle manipule les génomes de ces champignon­s microscopi­ques pour leur faire produire du bêtacarotè­ne (qui donne des coloris orangés, roses et jaunes), de la violacéine (noir, gris et violet) et des protéines fluorescen­tes empruntées aux méduses.

Si le concours de l’ASM est désormais ouvert à tous, même aux enfants, l’art de la gélose demande un peu d’entraîneme­nt. « Il faut d’abord faire pousser les différente­s bactéries pour constituer sa palette. Puis, on utilise des boucles d’inoculatio­n [NDLR : des tiges servant à transférer les microorgan­ismes] en tant que pinceaux pour dessiner sur de l’agar-agar propre. C’est un défi, car on ne voit presque pas ce qu’on trace ! On place ensuite la boîte de Pétri dans l’incubateur et l’on revient le lendemain pour voir le résultat », détaille Dongyun Jung. C’est seulement quand les bactéries se multiplien­t qu’elles deviennent apparentes.

D’ailleurs, si cette forme d’art a un objectif, c’est bien celui de révéler la beauté des organismes invisibles. Un objectif que le coronaviru­s a bien failli faire disparaîtr­e en condamnant le concours 2020 de l’ASM. « En raison de la pandémie, nous ne sommes pas sûrs que le public est prêt à entendre que les microbes sont beaux », nous disait la porte-parole, Joanna Urban. Finalement, l’art a triomphé de la peur : les candidatur­es seront acceptées dès septembre et les gagnants seront dévoilés en novembre.

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 ??  ?? Cette oeuvre d’Arwa Hadid, de l’Université d’Oakland, a gagné le premier prix au concours de l’ASM 2019.
Cette oeuvre d’Arwa Hadid, de l’Université d’Oakland, a gagné le premier prix au concours de l’ASM 2019.
 ??  ?? Shine On, de Dongyun Jung. Le processus de création s’est étalé sur trois jours. Et ces oeuvres sont éphémères : le dessin s’estompe quand les bactéries envahissen­t la boîte de Pétri.
Premier prix du concours de l’ASM 2018, La bataille de l’hiver et du printemps, d’Ana Tsitsishvi­li, de l’Université de Géorgie.
Troisième prix du concours de l’ASM 2019, Fu(n)
ji-san, d’Isabel Franco Castillo, de l’Institut de science des matériaux, en Espagne. Le volcan est constitué d’un milieu de culture ensemencé par la moisissure Cladospori­um.
Le pionnier de l’« agar art » est nul autre qu’Alexander Fleming. Le médecin britanniqu­e qui a découvert la pénicillin­e à la fin des années 1920 était membre d’un club d’art privé et aimait « jouer avec les microbes ». Voici une de ses oeuvres.
Shine On, de Dongyun Jung. Le processus de création s’est étalé sur trois jours. Et ces oeuvres sont éphémères : le dessin s’estompe quand les bactéries envahissen­t la boîte de Pétri. Premier prix du concours de l’ASM 2018, La bataille de l’hiver et du printemps, d’Ana Tsitsishvi­li, de l’Université de Géorgie. Troisième prix du concours de l’ASM 2019, Fu(n) ji-san, d’Isabel Franco Castillo, de l’Institut de science des matériaux, en Espagne. Le volcan est constitué d’un milieu de culture ensemencé par la moisissure Cladospori­um. Le pionnier de l’« agar art » est nul autre qu’Alexander Fleming. Le médecin britanniqu­e qui a découvert la pénicillin­e à la fin des années 1920 était membre d’un club d’art privé et aimait « jouer avec les microbes ». Voici une de ses oeuvres.

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