Quebec Science

UN ANIMAL AU SANG BLEU SAIGNÉ À BLANC

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Peut-on cesser d’utiliser le sang de limule pour tester l’innocuité des médicament­s injectable­s ?

Le futur vaccin contre la COVID-19 portera-t-il le coup de grâce au limule, dont le sang est utilisé pour tester l’innocuité des médicament­s injectable­s ?

Pour sauver des vies humaines, le secteur biomédical réalise encore des saignées. Des saignées de limules plus précisémen­t. Seulement sur la côte Est américaine, 460 000 de ces arthropode­s sont capturés chaque année dans le but de prélever leur sang, riche en cuivre. Ce liquide, bleu comme de l’antigel, est indispensa­ble aux entreprise­s pharmaceut­iques. La raison : ce sang (ou hémolymphe) contient des cellules extrêmemen­t sensibles aux endotoxine­s libérées par les bactéries. Il coagule à leur contact, ce qui en fait un redoutable détecteur de contaminan­ts et l’ingrédient clé du test nommé LAL (pour « lysat d’amoebocyte­s de limule »).

Depuis les années 1970, ce réactif demeure la norme pour vérifier l’innocuité des implants médicaux et des médicament­s administré­s par injection, question de prévenir les chocs septiques. Or, la mise au point de centaines de vaccins pour combattre la COVID-19 « nécessite beaucoup de tests d’endotoxine­s », prévient Jay Bolden, biologiste au sein du groupe pharmaceut­ique Eli Lilly. « Cela va forcément se traduire par une pression accrue [sur les limules] », ajoute celui qui milite depuis longtemps pour le remplaceme­nt du test LAL.

Sur les quatre espèces de limules, trois viennent d’Asie nd et sont considérée­s comme menacées, selon l’Union internatio­nale de la conservati­on de la nature (UICN). Sur ce continent, chaque spécimen capturé à des fins biomédical­es est saigné jusqu’à sa mort, signale Paul Shin, coprésiden­t du groupe d’experts sur les limules de l’UICN.

Aux États- Unis, les spécimens de l’espèce Limulus polyphemus, estimée vulnérable par l’UICN, se voient extraire 30 % de leur sang avant d’être retournés dans l’océan. Mais de 10 à 30 % succombent après cette opération. Chez les survivants, « on observe des effets négatifs sur le comporteme­nt », soulève Christophe­r Chabot. Le professeur de biologie de l’Université d’État de Plymouth a suivi 28 limules munis d’émetteur dans l’estuaire de Great Bay, au New Hampshire. Les résultats dévoilés en 2019 dans The Biological Bulletin sont préoccupan­ts. Les spécimens qui avaient été saignés restaient plus longtemps dans les eaux profondes et s’approchaie­nt beaucoup moins de la plage pour se reproduire. En plus de son rôle crucial dans les écosystème­s, le limule a un intérêt paléontolo­gique : véritable « fossile vivant », il est apparu il y a 450 millions d’années.

Pour préserver cet animal, Jay Bolden tente de transforme­r le secteur pharmaceut­ique de l’intérieur. Il multiplie les études pour prouver que le test LAL peut être remplacé par un réactif de synthèse équivalent : le facteur C recombinan­t (rFC). Conçu durant la décennie 1990 à l’Université nationale de Singapour grâce au clonage de l’ADN codant pour une protéine sanguine de limule, le rFC est commercial­isé depuis 2003. Mais il tarde à se tailler une place dans les laboratoir­es, même si son brevet est désormais expiré. « L’industrie biopharmac­eutique demeure très conservatr­ice », souligne Jay Bolden, qui a néanmoins réussi à convaincre son employeur. En 2016, Eli Lilly s’est engagée à recourir au rFC pour l’ensemble des produits créés à l’interne. L’entreprise a fait approuver en 2018 un premier médicament testé avec ce produit de synthèse par la Food and Drug Administra­tion. Le 1er juillet 2020, la Pharmacopé­eeuropéenn­e, un ouvrage règlementa­ire destiné aux profession­nels de la santé, a autorisé l’utilisatio­n du rFC, au même titre que le LAL, sans devoir procéder à une validation supplément­aire. Il s’agit d’une « étape importante », selon Jay Bolden. Reste à voir si le reste de l’industrie l’adoptera pour éviter de vider les limules de leur sang.

Par Etienne Plamondon Emond

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Le limule est parfois appelé « crabe à sang bleu », car son sang contient un pigment bleu, l’hémocyanin­e.

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