Un ennemi silencieux
Haïti se bat contre un poison, tapi dans l’ombre : les aflatoxines, qui contaminent notamment l’arachide.
Elles infectent plantes et céréales sans laisser ni goût, ni trace, ni odeur. Les aflatoxines ne rendent pas moins malade : une exposition chronique entraînerait cancer du foie, déficit immunologique ou retards de croissance chez les enfants. Dans les pays en développement, on estime que cinq milliards de personnes vivent dans un environnement où les niveaux d’aflatoxines sont considérés comme dangereux pour la santé humaine. Ces toxines sont produites par plusieurs champignons du genre Aspergillus et rendent les grains et les plantes contaminés impropres à la consommation, explique Patrice Dion, professeur au Département de phytologie de l’Université Laval. « Ces champignons sont omniprésents dans l’environnement ; ils attaquent les plantes et les insectes, on les trouve dans le sol, dans la poussière et dans l’air », indique celui qui agit comme chercheur principal d’un projet de lutte contre les aflatoxines en Haïti.
Dans la perle des Antilles, ces mycotoxines sont présentes dans plusieurs céréales, comme le maïs et le sorgho, mais l’arachide, qui pousse dans le sol, y est particulièrement vulnérable. Le problème est bien connu des scientifiques, mais il demeure un enjeu de santé publique, car de nombreuses contraintes nuisent à la mise en place des recommandations formulées en vue de protéger la population. À partir de 2017, Patrice Dion et son équipe ont exploré les facteurs qui influencent l’adoption des mesures de contrôle et étudié la chaîne de valeur de l’arachide. La recherche, financée par le Centre de recherches pour le développement international du Canada, s’est faite avec trois partenaires travaillant en Haïti : Meds & Food for Kids, le Centre haïtien d’innovation sur les biotechnologies et l’agriculture soutenable (Chibas) et l’iF Foundation.
ATTAQUE SOURNOISE
La contamination des gousses d’arachide par les aflatoxines peut survenir à différentes étapes de la production. Lors de la culture de la plante, d’abord. « Si la plante est stressée, comme en cas de sécheresse, le champignon en profite pour l’envahir », illustre Patrice Dion. Un problème qui risque donc de prendre de l’ampleur avec les changements climatiques.
Les producteurs devancent ou retardent parfois la récolte pour profiter de meilleurs prix sur le marché, quand ce n’est pas en raison de problèmes d’argent ou de recrutement de main-d’oeuvre, a noté l’étudiant de maîtrise en agroéconomie
Frantz Roby Point Du Jour, qui mène ses travaux sous la direction du professeur Patrick Mundler, également engagé dans le projet. Or, « le respect de la date de récolte est l’un des paramètres essentiels dans la lutte contre les aflatoxines » , constate-t-il. Plusieurs études montrent que les plants immatures sont plus vulnérables aux aflatoxines, probablement parce que les gousses sont plus fragiles ou plus humides. Retarder la récolte accroît le risque de contamination dans le sol en exposant la plante à la sécheresse, aux températures de sol élevées ou encore aux insectes, tous des facteurs qui favorisent l’apparition des aflatoxines.
Plusieurs opérations de la production peuvent provoquer la contamination, mais les étapes du séchage et de l’entreposage sont particulièrement critiques, alors que les légumineuses sont laissées au sol, ce qui les expose aux champignons, puis dans des sacs qui emprisonnent l’humidité. Les producteurs attendent parfois encore ici une remontée des prix, donnant une autre occasion aux aflatoxines de causer des dommages.
Même si le triage visuel élimine certains risques, il n’est pas parfait : « Si l’on peut parfois détecter la présence du champignon par une arachide moisie, ce n’est souvent pas possible », précise Maurice Doyon, un autre chercheur de l’Université Laval qui participe à ces recherches.
MESURES CONCRÈTES
En Haïti, l’arachide est principalement consommée sous la forme de beurre. « Ce n’est pas un secteur de production important dans l’île, mais c’est un aliment très consommé dans les familles haïtiennes », dit Frantz Roby Point Du Jour. Pour prévenir la contamination, certaines méthodes d’entreposage restent assez efficaces, comme l’utilisation d’une bâche pour le séchage, le tri visuel des arachides (pour au moins éliminer les fruits décolorés, moisis) et le recours à des sacs qui évacuent l’humidité. Souvent, ni les producteurs ni les consommateurs ne connaissent le problème. Et surtout, les mesures pour le contrer entraînent toutes des coûts supplémentaires, alors que la production d’arachide demeure une « filière qui engendre de la pauvreté », affirme Patrice Dion.
« Le meilleur incitatif serait une règlementation qui imposerait des quantités d’aflatoxines tolérables dans un produit, comme au Canada », relève-t-il. L’Agence canadienne d’inspection des aliments tolère ainsi une concentration de 15 parties par milliard d’aflatoxines totales pour les noix et les produits de noix. Même si l’équipe a travaillé avec le tout jeune Bureau haïtien de normalisation, ce genre de règlementation n’existe toujours pas en Haïti. La solution réside-t-elle alors dans un compromis entre les producteurs et les acheteurs ? C’est ce que l’équipe a voulu vérifier. Selon les conclusions de Phendy Jacques, qui a fait sa maîtrise dans le nord d’Haïti, les consommateurs conscientisés sont prêts à payer un surplus pour avoir un produit exempt d’aflatoxines, et ce montant suffirait largement à couvrir les coûts des mesures pour les producteurs. « Le consommateur, une fois informé, veut payer ce supplément », observe M. Jacques.
Les chercheurs ont également étudié les possibilités de récupération des arachides rejetées lors des tris. « Idéalement, on devrait jeter, brûler et enterrer ces arachides. Mais on sait bien que certaines arachides seront transformées en beurre ou données aux poulets par exemple, mentionne Patrice Dion. Les habitants nous ont dit qu’ils comprenaient maintenant pourquoi leurs poulets étaient malades ! » Avec le Chibas, un des partenaires locaux, le professeur et ses collègues examinent s’il serait possible de produire une huile d’arachide clarifiée qui ne contiendrait plus d’aflatoxines. Les résidus, dilués avec de la moulée, pourraient être utilisés de façon sécuritaire pour nourrir les animaux.
L’équipe a désormais en main une feuille de route pour lutter effectivement contre le problème. Mais comme partout ailleurs, la pandémie de COVID-19 a tout chamboulé. L’atelier de clôture du projet, qui rassemblera autant les grands acteurs industriels que les producteurs traditionnels et les représentants du gouvernement, a été déplacé à la fin octobre. Les chercheurs ne se font pas d’illusion : dans un pays frappé par plusieurs problèmes urgents, celui des aflatoxines peut rapidement tomber en bas de la liste des priorités. « L’enjeu des aflatoxines ne peut être séparé de la réalité sociale et économique du pays. Seules des transformations en profondeur viendront à bout de cette problématique », souligne Patrice Dion.
Le projet de recherche décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada (CRDI).