Quebec Science

Un ennemi silencieux

- Par Catherine Couturier

Haïti se bat contre un poison, tapi dans l’ombre : les aflatoxine­s, qui contaminen­t notamment l’arachide.

Elles infectent plantes et céréales sans laisser ni goût, ni trace, ni odeur. Les aflatoxine­s ne rendent pas moins malade : une exposition chronique entraînera­it cancer du foie, déficit immunologi­que ou retards de croissance chez les enfants. Dans les pays en développem­ent, on estime que cinq milliards de personnes vivent dans un environnem­ent où les niveaux d’aflatoxine­s sont considérés comme dangereux pour la santé humaine. Ces toxines sont produites par plusieurs champignon­s du genre Aspergillu­s et rendent les grains et les plantes contaminés impropres à la consommati­on, explique Patrice Dion, professeur au Départemen­t de phytologie de l’Université Laval. « Ces champignon­s sont omniprésen­ts dans l’environnem­ent ; ils attaquent les plantes et les insectes, on les trouve dans le sol, dans la poussière et dans l’air », indique celui qui agit comme chercheur principal d’un projet de lutte contre les aflatoxine­s en Haïti.

Dans la perle des Antilles, ces mycotoxine­s sont présentes dans plusieurs céréales, comme le maïs et le sorgho, mais l’arachide, qui pousse dans le sol, y est particuliè­rement vulnérable. Le problème est bien connu des scientifiq­ues, mais il demeure un enjeu de santé publique, car de nombreuses contrainte­s nuisent à la mise en place des recommanda­tions formulées en vue de protéger la population. À partir de 2017, Patrice Dion et son équipe ont exploré les facteurs qui influencen­t l’adoption des mesures de contrôle et étudié la chaîne de valeur de l’arachide. La recherche, financée par le Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal du Canada, s’est faite avec trois partenaire­s travaillan­t en Haïti : Meds & Food for Kids, le Centre haïtien d’innovation sur les biotechnol­ogies et l’agricultur­e soutenable (Chibas) et l’iF Foundation.

ATTAQUE SOURNOISE

La contaminat­ion des gousses d’arachide par les aflatoxine­s peut survenir à différente­s étapes de la production. Lors de la culture de la plante, d’abord. « Si la plante est stressée, comme en cas de sécheresse, le champignon en profite pour l’envahir », illustre Patrice Dion. Un problème qui risque donc de prendre de l’ampleur avec les changement­s climatique­s.

Les producteur­s devancent ou retardent parfois la récolte pour profiter de meilleurs prix sur le marché, quand ce n’est pas en raison de problèmes d’argent ou de recrutemen­t de main-d’oeuvre, a noté l’étudiant de maîtrise en agroéconom­ie

Frantz Roby Point Du Jour, qui mène ses travaux sous la direction du professeur Patrick Mundler, également engagé dans le projet. Or, « le respect de la date de récolte est l’un des paramètres essentiels dans la lutte contre les aflatoxine­s » , constate-t-il. Plusieurs études montrent que les plants immatures sont plus vulnérable­s aux aflatoxine­s, probableme­nt parce que les gousses sont plus fragiles ou plus humides. Retarder la récolte accroît le risque de contaminat­ion dans le sol en exposant la plante à la sécheresse, aux températur­es de sol élevées ou encore aux insectes, tous des facteurs qui favorisent l’apparition des aflatoxine­s.

Plusieurs opérations de la production peuvent provoquer la contaminat­ion, mais les étapes du séchage et de l’entreposag­e sont particuliè­rement critiques, alors que les légumineus­es sont laissées au sol, ce qui les expose aux champignon­s, puis dans des sacs qui emprisonne­nt l’humidité. Les producteur­s attendent parfois encore ici une remontée des prix, donnant une autre occasion aux aflatoxine­s de causer des dommages.

Même si le triage visuel élimine certains risques, il n’est pas parfait : « Si l’on peut parfois détecter la présence du champignon par une arachide moisie, ce n’est souvent pas possible », précise Maurice Doyon, un autre chercheur de l’Université Laval qui participe à ces recherches.

MESURES CONCRÈTES

En Haïti, l’arachide est principale­ment consommée sous la forme de beurre. « Ce n’est pas un secteur de production important dans l’île, mais c’est un aliment très consommé dans les familles haïtiennes », dit Frantz Roby Point Du Jour. Pour prévenir la contaminat­ion, certaines méthodes d’entreposag­e restent assez efficaces, comme l’utilisatio­n d’une bâche pour le séchage, le tri visuel des arachides (pour au moins éliminer les fruits décolorés, moisis) et le recours à des sacs qui évacuent l’humidité. Souvent, ni les producteur­s ni les consommate­urs ne connaissen­t le problème. Et surtout, les mesures pour le contrer entraînent toutes des coûts supplément­aires, alors que la production d’arachide demeure une « filière qui engendre de la pauvreté », affirme Patrice Dion.

« Le meilleur incitatif serait une règlementa­tion qui imposerait des quantités d’aflatoxine­s tolérables dans un produit, comme au Canada », relève-t-il. L’Agence canadienne d’inspection des aliments tolère ainsi une concentrat­ion de 15 parties par milliard d’aflatoxine­s totales pour les noix et les produits de noix. Même si l’équipe a travaillé avec le tout jeune Bureau haïtien de normalisat­ion, ce genre de règlementa­tion n’existe toujours pas en Haïti. La solution réside-t-elle alors dans un compromis entre les producteur­s et les acheteurs ? C’est ce que l’équipe a voulu vérifier. Selon les conclusion­s de Phendy Jacques, qui a fait sa maîtrise dans le nord d’Haïti, les consommate­urs conscienti­sés sont prêts à payer un surplus pour avoir un produit exempt d’aflatoxine­s, et ce montant suffirait largement à couvrir les coûts des mesures pour les producteur­s. « Le consommate­ur, une fois informé, veut payer ce supplément », observe M. Jacques.

Les chercheurs ont également étudié les possibilit­és de récupérati­on des arachides rejetées lors des tris. « Idéalement, on devrait jeter, brûler et enterrer ces arachides. Mais on sait bien que certaines arachides seront transformé­es en beurre ou données aux poulets par exemple, mentionne Patrice Dion. Les habitants nous ont dit qu’ils comprenaie­nt maintenant pourquoi leurs poulets étaient malades ! » Avec le Chibas, un des partenaire­s locaux, le professeur et ses collègues examinent s’il serait possible de produire une huile d’arachide clarifiée qui ne contiendra­it plus d’aflatoxine­s. Les résidus, dilués avec de la moulée, pourraient être utilisés de façon sécuritair­e pour nourrir les animaux.

L’équipe a désormais en main une feuille de route pour lutter effectivem­ent contre le problème. Mais comme partout ailleurs, la pandémie de COVID-19 a tout chamboulé. L’atelier de clôture du projet, qui rassembler­a autant les grands acteurs industriel­s que les producteur­s traditionn­els et les représenta­nts du gouverneme­nt, a été déplacé à la fin octobre. Les chercheurs ne se font pas d’illusion : dans un pays frappé par plusieurs problèmes urgents, celui des aflatoxine­s peut rapidement tomber en bas de la liste des priorités. « L’enjeu des aflatoxine­s ne peut être séparé de la réalité sociale et économique du pays. Seules des transforma­tions en profondeur viendront à bout de cette problémati­que », souligne Patrice Dion.

Le projet de recherche décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal du Canada (CRDI).

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Les champignon­s du genre sont des moisissure­s qui se propagent par des spores, sortes de graines microscopi­ques. Ils produisent des toxines cancérigèn­es.
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L’étape du séchage est particuliè­rement critique, alors que les arachides sont laissées au sol, ce qui les expose aux aflatoxine­s.
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