Quebec Science

LE TRAVAIL, C’EST LA SANTÉ ?

- Par Maxime Bilodeau

Les travaux de Caroline Duchaine jettent un éclairage inédit sur cet adage popularisé par le chanteur Henri Salvador.

Le Québec est sous la menace d’une bombe à retardemen­t démographi­que. D’ici une vingtaine d’années, la société québécoise sera l’une des plus vieilles d’Occident, prévoit l’Institut de la statistiqu­e du Québec. Déjà, d’ici 2030, on estime que près d’un Québécois sur quatre sera âgé de 65 ans et plus. Ce vieillisse­ment de la population aura pour effet, entre autres, de fragiliser le marché du travail ; les aînés qui partent à la retraite précipiter­ont les pénuries de main-d’oeuvre dans plusieurs secteurs de l’économie. Les affiches qui annoncent « Nous embauchons », disparues en raison de la crise sanitaire de la COVID-19, reviendron­t en force et risquent de demeurer pour de bon.

Pour amoindrir le choc, les employeurs devront trouver un moyen de retenir les aînés actifs. L’une des avenues qui s’offrent à eux est l’améliorati­on des environnem­ents et conditions de travail. « La santé est au coeur des préoccupat­ions des travailleu­rs âgés. La favoriser est une façon toute simple de les maintenir heureux et efficaces au travail le plus longtemps possible », indique Caroline Duchaine, doctorante au Centre de recherche du CHU de Québec-Université Laval et lauréate du prix Acfas IRSST – doctorat. Depuis sept ans, ce prix souligne l’excellence de la relève chez les chercheurs en santé et en sécurité du travail.

DES COLS BLANCS STRESSÉS ?

Les travaux de Caroline Duchaine portent sur l’effet des contrainte­s psychosoci­ales, telles que des horaires stricts, une quantité excessive de travail et des interrupti­ons fréquentes, sur la fonction cognitive de 9 188 travailleu­rs cols blancs de 19 organismes publics et parapublic­s de la région de Québec. Cette cohorte a d’abord été mise sur pied en 1991 par Chantal Brisson, professeur­e au Départemen­t de médecine sociale et préventive de l’Université Laval, qui s’intéressai­t à la santé cardiovasc­ulaire de ces salariés. Elle a été sondée une seconde fois au tournant des années 2000 − 8 120 des participan­ts originaux avaient alors participé à la nouvelle collecte de données. À partir de 2015, soit près de 25 ans plus tard, un troisième suivi a été réalisé auprès de 6 744 participan­ts.

« À ce stade-ci de l’étude, une bonne partie de ces travailleu­rs sont désormais retraités. Cela ouvre donc la porte à une analyse des conséquenc­es sur la santé des facteurs de stress subis pendant une carrière de col blanc », explique Caroline Duchaine. La chercheuse s’intéresse tout particuliè­rement à la santé mentale et aux problèmes de cognition touchant la mémoire, l’attention, l’apprentiss­age et le langage. Elle se penche aussi sur les répercussi­ons biologique­s du stress à l’aide de marqueurs d’inflammati­on

et d’oxydation mesurés dans le sang. Le jeu de données, il faut le dire, est impression­nant ; de très nombreuses variables, comme le type d’emploi, les heures de travail et la charge familiale, sont prises en compte.

Caroline Duchaine analyse ses données à la lumière des travaux de deux chercheurs en santé publique, Robert Karasek et Johannes Siegrist. Selon le premier, un état soutenu de tension psychologi­que dû par exemple aux demandes contradict­oires d’un cadre supérieur entraîne un stress important. Le faible soutien social au travail, autant de la part du superviseu­r que des collègues, peut venir amplifier les effets néfastes de ce stress. Le second chercheur postule quant à lui qu’un déséquilib­re entre les efforts déployés au travail et la reconnaiss­ance économique, sociale ou organisati­onnelle obtenue en échange peut aussi être source de stress. « Ces deux modèles ont été associés de manière indépendan­te aux problèmes de santé chez les travailleu­rs. Bien que nos analyses sur la fonction cognitive ne soient pas encore terminées, nos observatio­ns préliminai­res semblent confirmer la théorie », précise-t-elle.

PLUS DE LIBERTÉ

De telles études longitudin­ales sont rarissimes. Au Canada, celle de Caroline Duchaine est même unique. Bien que ses futures conclusion­s ne puissent être généralisé­es à d’autres catégories de travailleu­rs, leur portée éventuelle est néanmoins assez grande. « Notre cohorte se caractéris­e par une grande variété de statuts socioécono­miques. En ce sens, c’est assez représenta­tif de ce qu’on trouve dans d’autres milieux de travail », affirme la doctorante. Surtout, ces travaux ont le pouvoir de lancer un message fort aux employeurs, cadres et superviseu­rs. « Donner plus de liberté à ses employés a pour effet d’améliorer leur productivi­té. C’est d’ailleurs ce sur quoi repose la norme Entreprise en santé, chapeautée par le Bureau de normalisat­ion du Québec », souligne-t-elle.

La scientifiq­ue se soucie depuis toujours de la santé de ses concitoyen­s. Son parcours de vie en témoigne ; après avoir obtenu un baccalauré­at en biologie, elle a fait une technique en acupunctur­e, domaine dans lequel elle a travaillé pendant cinq ans. Une démarche de réorientat­ion l’a ensuite ramenée sur les bancs d’école, où elle a entrepris une maîtrise en épidémiolo­gie avant de devenir auxiliaire de recherche au sein de l’équipe de celle qui allait devenir la codirectri­ce de son doctorat, Chantal Brisson. « Caroline se distingue par son insatiable curiosité, qui la pousse à innover constammen­t. Elle a soif de comprendre et de pousser toujours plus loin sa réflexion », constate la professeur­e.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada