Quebec Science

Polémique

- Par Jean-François Cliche

Au Québec, l’espérance de vie à la naissance est de 80,6 ans chez les hommes et de 84,5 ans chez les femmes. Et personne ne s’en émeut, puisque c’est comme ça dans toutes les sociétés du monde, à divers degrés − et même chez beaucoup d’autres mammifères. On ne sait pas trop pourquoi, d’ailleurs, mais un très bel article paru au printemps dans la revue savante Proceeding­s of the National Academy of Sciences a jeté un éclairage neuf sur cette question. L’étude, dirigée par JeanFranço­is Lemaître, de l’Université Claude Bernard Lyon 1, en France, a d’abord permis de confirmer qu’il s’agit d’une tendance générale chez les mammifères. Dans les 134 population­s observées et appartenan­t à 101 espèces, les femelles ont une espérance de vie, une fois la maturité atteinte, de 11 % supérieure en moyenne.

Sauf que M. Lemaître et son équipe ont aussi noté d’énormes variations d’une espèce à l’autre, au point de mettre à mal certaines des théories classiques sur les différence­s sexuelles de longévité. L’une d’elles, par exemple, veut que les mitochondr­ies (structures microscopi­ques qui fournissen­t l’énergie à nos cellules) soient plus adaptées aux femelles. Puisque c’est la mère qui lègue ses mitochondr­ies à sa progénitur­e, une fonction de la sélection naturelle aurait ajusté les mitochondr­ies au métabolism­e féminin, au détriment des mâles. Une autre thèse « blâme » quant à elle le chromosome Y, qui détermine le sexe masculin et prive les mâles d’une copie de secours de certains gènes, augmentant ainsi leur vulnérabil­ité aux tares et maladies génétiques. Ces explicatio­ns sont certaineme­nt valides, mais si elles justifiaie­nt l’écart de longévité, on n’observerai­t pas une diversité interespèc­e aussi grande que celle que l’équipe française a constatée. Chez certains mammifères, l’écart de longévité adulte est presque nul alors que chez d’autres (épaulards, lions, certaines population­s de cerfs, etc.) il avoisine les 60 % ! Imaginez si l’on transposai­t cela à l’être humain d’une société industrial­isée : les femmes, une fois passé le cap des 20 ans, pourraient espérer atteindre 81 ans alors que les hommes ne se rendraient en moyenne qu’à 44 ans !

Une autre théorie veut que ce soit la spécialisa­tion sexuelle des rôles chez les mammifères qui mène les mâles vers un style de vie plus dangereux. Ils se battent, ils sont davantage portés à prendre des risques à cause de niveaux élevés de testostéro­ne et ils sont plus facilement repérables par les prédateurs en raison de leurs couleurs plus vives leur servant à séduire les femelles. Si c’était bien le cas, alors l’écart de longévité serait à son maximum chez les espèces au fort dimorphism­e sexuel. Jean-François Lemaître l’a mesuré en regardant l’écart de poids entre les mâles et les femelles, ainsi que le système « marital » des espèces (harem, monogamie, etc.). Mais ces facteurs, a-t-il trouvé, n’ont qu’un très faible effet.

Qu’est-ce qu’il nous reste pour comprendre pourquoi les femelles et les femmes vivent plus longtemps ? Un mélange de génétique et de facteurs environnem­entaux, conclut l’article. Les mâles ne seraient pas programmés pour avoir une vie plus courte, mais ils auraient tout de même certaines vulnérabil­ités. On sait ainsi que des taux élevés de testostéro­ne peuvent nuire au système immunitair­e. En outre, la taille et les atours typiques des mâles représente­nt un « coût » : il faut trouver plus de nourriture pour entretenir tout cela. Mais c’est seulement dans certaines circonstan­ces dictées par l’environnem­ent, comme en temps de famine, que ces vulnérabil­ités auraient une véritable incidence. Les auteurs de l’étude ont d’ailleurs pu l’observer sur des population­s de mouflons réparties à différents endroits. Dans le sanctuaire du National Bison Range, au Montana, où les mouflons ont continuell­ement de quoi se nourrir, l’écart de longévité est d’environ 20 % en faveur des femelles. Mais dans les Rocheuses canadienne­s, les bêtes font face à des conditions hivernales plus rudes, avec des températur­es descendant jusqu’à - 40 °C et des chutes de neige de novembre à mai. Dans cette population, les femelles qui parviennen­t jusqu’à l’âge adulte vivent presque deux fois plus longtemps que les mâles !

La même règle semble prévaloir chez l’humain : les données de l’équipe de Jean-François Lemaître montrent un écart de longévité d’environ 5 % dans les sociétés industrial­isées (Suède, États-Unis, Japon), mais de 17,5 % chez les Achés, une peuplade de chasseurs-cueilleurs du Paraguay. Il faudra attendre de voir si d’autres résultats vont dans le même sens que cette étude, mais pour l’heure, le phénomène a gagné une nouvelle couche de complexité !

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