Quebec Science

S’inspirer du corps humain pour capter le CO

L’entreprise québécoise CO Solutions compte utiliser une enzyme pour conquérir la planète.

- PAR GUILLAUME ROY

Qui aurait cru que l’on pourrait trouver une piste de solution aux changement­s climatique­s en fouillant dans la littératur­e scientifiq­ue sur le traitement du CO dans les 2 sous-marins?

C’est pourtant en lisant un article sur le sujet que Peter Rogers, chercheur en médecine à l’Université Laval dans les années 1990, a découvert l’anhydrase carbonique, l’enzyme responsabl­e du transport du gaz carbonique dans le corps humain et plusieurs organismes vivants.

Dans les sous-marins et les avions, le gaz carbonique s’accumule au fur et à mesure que les gens l’exhalent. Traditionn­ellement, on l’extrait grâce à des technologi­es utilisant des solvants à base d’ammoniac, mais ces solutions sont énergivore­s et génèrent des déchets toxiques. Dans les années 1960, on a tenté de leur substituer l’anhydrase carbonique, sans succès.

Néanmoins, le potentiel commercial de l’enzyme n’échappe pas à Peter Rodgers et à ses partenaire­s qui souhaitent l’exploiter pour capter le dioxyde de carbone provenant de sources industriel­les. En 1997, ils créent leur compagnie, CO Solutions. 2

Ils ont vu juste, le marché est énorme. Le CO émis par les industries représente 2 10% à 15% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Entre 2015 et 2050, il faudrait capturer 120 milliards de tonnes de CO par année pour éviter 2 que la Terre ne se réchauffe de plus de 2°C, estime l’Agence internatio­nale de l’énergie. Sans compter que le prix du carbone grimpe avec l’instaurati­on de différents systèmes de tarificati­on.

Mais alors que plusieurs misent sur la séquestrat­ion du CO dans le sol, 2 l’entreprise basée à Québec préfère le transforme­r en ressource exploitabl­e.

« Je crois que capter le CO et le ré2 utiliser est une meilleure solution que de l’enfouir dans le sol, soutient Evan Price, président et chef de la direction de l’entreprise depuis huit ans. Le carbone est un élément essentiel à la vie sur notre planète. Il peut être utilisé pour faire des produits à valeur ajoutée, comme des biocarbura­nts, des bioplastiq­ues, de la nourriture animale, et plus encore. »

L’anhydrase carbonique est ainsi devenue la « poudre magique » de l’entreprise basée à Québec (Peter Rogers l’a vendue dans les années suivant sa création).

Qu’a-t-elle de si spécial, cette enzyme? « L’anhydrase carbonique agit comme un catalyseur en transforma­nt rapidement le CO produit par les cellules du corps 2 humain en bicarbonat­e, explique Sylvie Fradette, vice-présidente, recherche et développem­ent pour CO Solutions. Par la 2 suite, le bicarbonat­e, qui est soluble dans le sang, peut être acheminé jusqu’aux poumons, où il sera transformé à nouveau en CO , avant d’être expulsé. » 2

Et l’anhydrase carbonique est ultra productive: une seule enzyme microscopi­que peut absorber un million de molécules de gaz carbonique par seconde.

Mais transposer ce procédé à l’échelle industriel­le était une autre paire de manches. « Le CO est assez pur dans le 2 corps humain, mais les gaz industriel­s contiennen­t beaucoup d’impuretés, comme de l’oxyde d’azote, du soufre et des métaux lourds, qui doivent être traités », donne en exemple la chercheuse.

Il fallait aussi développer une technologi­e pour produire ces enzymes à grande échelle. Pour y parvenir, CO Solutions a mis au point un procédé breveté pour fabriquer de l’anhydrase carbonique synthétiqu­e, grâce à l’action de bactéries. Résultat final : une fine poudre brune, qui peut être transporté­e facilement jusqu’aux sites industriel­s.

CO2 RÉUTILISAB­LE

En 2015, l’entreprise a mis à l’épreuve son concept dans des installati­ons situées à Valleyfiel­d. Le but ? Capter 10 tonnes de CO par jour provenant d’une 2 chaudière chauffée au gaz naturel, louée pour l’occasion.

À leur sortie de la chaudière, les gaz étaient dirigés vers une première tour, où ils entraient en contact avec une solution saline, chargée des enzymes synthétiqu­es, qui capte le CO pour le 2 transporte­r sous la forme d’ions bicarbonat­es, un peu comme dans le corps humain. Le liquide était ensuite acheminé vers une deuxième tour où la solution était chauffée à une températur­e de 80°C pour en extraire le gaz carbonique pur.

« Notre projet a démontré que nous pouvons capter du CO au prix de 28$ la 2 tonne pour un système de 1250 tonnes par jour, ou plus, soit le coût le plus bas de l’industrie », soutient Evan Price, qui

«La capture du carbone est cruciale, car elle permettrai­t d’atteindre jusqu’à 20 % des objectifs de réduction des gaz à e et de serre.»  Vivian Scott

vise à récupérer 90% du gaz carbonique émanant des usines.

Des discussion­s sont en cours pour réutiliser les équipement­s de Valleyfiel­d dans les raffinerie­s de l’est de l’île de Montréal. Ce projet-pilote a aussi convaincu les entreprene­urs des Serres Toundra, à Saint-Félicien, de miser sur cette technologi­e pour favoriser la croissance de leurs 45 millions de concombres produits annuelleme­nt.

À partir de 2018, la serre achètera 30 tonnes de CO par jour, récupérées 2 de la tour à chaux de l’usine de pâtes et papiers de Produits forestiers Résolu (actionnair­e des Serres Toundra), située à moins de 1km du site. Elle haussera ainsi la concentrat­ion en CO dans ses installa2 tions, ce qui stimulera la photosynth­èse et, donc, la croissance des plantes. Les concombres Toundra absorberon­t ainsi l’équivalent des émissions annuelles de 2300 voitures.

VISÉES MONDIALES

Selon Vivian Scott, chercheur à l’université d’Édimbourg, la capture du carbone est cruciale, car elle permettrai­t d’atteindre jusqu’à 20 % des objectifs de réduction des gaz à effet de serre. Cela dit, « la demande pour le CO est 2 beaucoup plus faible que les quantités émises », soutient l’expert qui voit la valorisati­on du gaz carbonique comme un marché de niche.

Alain Garnier, professeur à la faculté des sciences et de génie de l’Université Laval, estime que la technologi­e offerte par CO Solutions fait partie des outils 2 pertinents pour lutter contre les changement­s climatique­s, mais que l’entreprise doit encore en démontrer l’efficacité à l’échelle industriel­le.

Autre défi : les réactions chimiques facilitées par l’enzyme sont réversible­s lorsque la solution atteint une saturation en bicarbonat­e, explique M. Garnier. « Il faut donc trouver une manière efficace d’extraire le CO au fur et à mesure », pour 2 suivre la cadence des émissions d’une usine.

Avec le projet des Serres Toundra, CO Solutions souhaite prouver le plein 2 potentiel de la technologi­e qui lui permettrai­t de faire une percée mondiale, souligne Evan Price.

Pour dénicher de nouvelles occasions d’affaires, l’entreprise souhaite promouvoir son procédé auprès du marché québécois du carbone afin d’obtenir des crédits compensato­ires. Le contexte actuel lui est d’autant plus favorable avec l’Accord de Paris sur le climat et l’imposition d’une taxe carbone par le gouverneme­nt fédéral, qui entrera en vigueur à compter de 2018.

CO Solutions est déjà en discussion 2 avec des représenta­nts des industries de l’énergie, du pétrole, des cimenterie­s et des métaux, qui sont établis en Alberta, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Europe et en Asie. Chaque projet permettrai­t de recueillir jusqu’à 300 tonnes de CO par jour. 2

Sous la forme de biocarbura­nts, de bioplastiq­ues ou de concombres, le CO industriel est voué à une métamor2 phose extrême au cours des prochaines années.

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À Saint-Félicien, le CO2 capté chez Produits forestiers Résolu servira à stimuler la croissance des concombres des Serres Toundra.
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Les installati­ons de CO2 Solutions à Valleyfiel­d

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