Quebec Science

Les semeurs d’ignorance

Des individus et des industries se muent en marchands de doute pour contester le savoir scientifiq­ue.

- Par Normand Baillargeo­n

L’étude de ce qu’on ignore. C’est l’étrange définition de l’« agnotologi­e », un mot créé il y a une vingtaine d’années pour désigner à la fois l’étude de l’ignorance et celle des stratégies mises en oeuvre pour la propager.

Car on parle ici d’une ignorance systématiq­uement et délibéréme­nt fabriquée, notamment par diverses industries, comme celles du tabac ou du pétrole. Leurs stratégies, de mieux en mieux connues, visent à nier que le tabac cause le cancer ou que brûler des énergies fossiles contribue au réchauffem­ent climatique.

Prenez le cas, amplement documenté, d’ExxonMobil. Comptant des milliers de scientifiq­ues dans ses rangs et disposant de données cruciales sur les ressources exploitabl­es, cette compagnie connaissai­t depuis longtemps l’essentiel de ce qu’il ya à savoir sur le réchauffem­ent climatique anthropiqu­e.

Mais elle s’est employée à propager l’ignorance, en mettant en doute les données scientifiq­ues que des chercheurs tentaient de porter à l’attention du public et des politicien­s. (Une informatio­n stupéfiant­e, en passant: le président Trump a nommé l’ex-patron d’ExxonMobil, Rex Tillerson, à la tête de la diplomatie américaine.)

Cette stratégie, inspirée des actions de l’industrie du tabac, est construite autour de l’idée qu’on retrouve dans un mémo rédigé en 1969 par une firme de relations publiques à l’intention d’un fabricant de cigarettes: « Notre produit, c’est le doute. »

Ce doute, fabriqué et entretenu, concerne les vertus épistémiqu­es. L’honnêteté intellectu­elle, la curiosité, la capacité à changer d’idée quand les faits le commandent en sont des exemples. Ce sont des qualités que les scientifiq­ues et la science (mais aussi, et autant que possible, le commun des mortels) devraient incarner.

On le sait, les pseudoscie­nces se drapent souvent de ces vertus épistémiqu­es pour réclamer qu’on leur accorde, à elles aussi, un statut scientifiq­ue.

Ainsi, le magicien israélien Uri Geller prétend avoir validé en laboratoir­e l’existence de ses pouvoirs paranormau­x. Ou encore, certains adeptes de croyances « mystico-nouvel-âgistes » en réfèrent parfois, de manière typiquemen­t obscuranti­ste, à la mécanique quantique qui viendrait confirmer leurs idées.

Les procédés agnotologi­ques des entreprise­s comme ExxonMobil sont cependant distincts.

Cette fois, il s’agit de se parer des vertus épistémiqu­es de la science pour s’en réclamer, mais aussi pour contester la valeur d’un savoir scientifiq­ue pourtant établi ! Cette perversion est bien plus pernicieus­e et efficace que la précédente.

Le doute est une vertu épistémiqu­e cruciale en science. Il conduit à rester critique, à admettre que tout ce qu’on sait est en soi révisable.

Cet esprit critique, ce sain scepticism­e, c’est la posture que prennent les semeurs d’ignorance, mais pour la pasticher… et la pervertir ! Ainsi, leur doute n’est pas engendré par les preuves, mais les précède et commande leur sélection intéressée. Dans la foulée, ils accuseront les scientifiq­ues de manquer de cette vertu et se positionne­ront comme incarnant ce que doit véritablem­ent être la science.

Autre vertu travestie : le caractère institutio­nnalisé de la science. Ce dernier n’est pas tant une affaire de génie solitaire que de collaborat­ion et de débats entre scientifiq­ues, à coups d’articles revus par les pairs. Les promoteurs d’ignorance l’ont compris et mettent donc sur pied des institutio­ns bidon qui parodient celles de la science : revues, instituts, groupes de recherche, qui réclament ensuite de prendre part au débat public, au nom de cette nécessaire ouverture aux positions dissidente­s.

QUESTION D'IDÉOLOGIE

Une troisième perversion notable concerne le rapport de la science au politique. Visant l’objectivit­é, la recherche scientifiq­ue oeuvre à se prémunir contre toute contaminat­ion: les objets de recherche, les méthodes, les conclusion­s défendues, tout cela ne doit en aucun cas être le fruit de pressions politiques ou dicté par l’idéologie.

Cette fois, la stratégie des propagateu­rs d’ignorance sera d’accuser les scientifiq­ues d’avoir un « agenda caché » ou d’être motivés par une quête de subvention­s publiques. Ou encore, et c’est une stratégie redoutable­ment efficace, on transporte­ra le débat sur le terrain politique en accusant les scientifiq­ues de promouvoir, sans l’avouer, des valeurs dont on pense qu’elles répugnent au public qu’on veut tromper. Fumer devient ainsi non pas tant une affaire de santé publique qu’une question de liberté, que les ennemis du tabac veulent entraver.

Vous l’avez deviné : la thèse du réchauffem­ent climatique est, de ce point de vue, une attaque en règle contre « nos » valeurs, « notre » mode de vie, « nos » idéaux politiques; et menée par des ennemis.

Des faits que nous ne pouvons pourtant nous permettre d’ignorer passent ainsi à la trappe dans le débat démocratiq­ue.

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