Quebec Science

Un psy au bout des doigts

au bout des doigts

- Par Alice Mariette

Que vous soyez stressé, dépressif ou dépendant, il suffirait désormais d’activer votre téléphone intelligen­t pour atténuer ces tourments. Trop beau pour être vrai ?

Que vous soyez stressé, dépressif ou dépendant, il suffirait désormais d’activer votre téléphone intelligen­t pour atténuer ces tourments. En tout cas, c’est ce que promettent des milliers d’applicatio­ns mobiles. Trop beau pour être vrai ?

Souffrez- vous de dépression ? Il y a une applicatio­n pour ça. Êtes-vous anxieux ? Stressé ? Il y a aussi une applicatio­n pour ça. En fait, quel que soit votre problème, et même s’il est grave, il y a forcément une « appli » qui promet de le résoudre. Depuis le début des années 2010, les applicatio­ns mobiles pour la santé mentale sont en plein essor, à tel point qu’il est impossible d’en faire un décompte précis dans les boutiques en ligne. Tout dépendant des sources, on estime qu’il existait entre 15 000 et 165 000 applicatio­ns dans le domaine de la santé, en 2015. « Sur ce lot, environ 25 % sont en lien avec la santé mentale. Il en existe donc plusieurs milliers et c’est le fouillis total », lance Stéphane Guay, directeur scientifiq­ue du Centre de recherche de l’Institut universita­ire en santé mentale de Montréal.

Et l’offre répond à la demande. Déjà, en 2010, des chercheurs australien­s révélaient que les trois quarts d’un groupe de 525 participan­ts sondés en ligne étaient prêts à utiliser un téléphone intelligen­t pour l’évaluation et l’autogestio­n de leur santé mentale. Chez nous, près de 32 % des Canadiens ont déclaré avoir « recours à une ou plusieurs applicatio­ns mobiles pour surveiller les aspects de leur santé », peut-on lire dans l’étude Diffusion de la santé connectée au Canada publiée en septembre 2017 par Inforoute Santé du Canada. Parmi les personnes interrogée­s, 14 % ont utilisé ces outils pour « suivre leur humeur, leur état émotionnel, gérer leur stress », et 36 % pour mesurer leur sommeil, entre autres.

A priori, rien de mal à cela. Sauf que la plupart de ces mHealth Apps, tel qu’on les désigne en anglais, ne sont pas testées scientifiq­uement et n’ont fait l’objet d’aucune validation empirique. L’arrivée massive de ces nouvelles technologi­es a donc de quoi faire frémir les profession­nels de la santé. « Le nombre d’applis est phénoménal, surtout pour le stress. Elles vous apprennent à respirer, à écouter, à passer du temps avec votre chien ou que sais-je encore… Toutes sortes de choses sans aucun fondement scientifiq­ue », déplore Pierrich Plusquelle­c, professeur à l’École de psychoéduc­ation de l’Université de Montréal (UdeM). Et au moment du télécharge­ment, personne n’est là pour guider le patient. « On trouve tout et n’importe quoi, confirme Stéphane Bouchard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en cyberpsych­ologie clinique à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Je peux inventer quelque chose sur les phases de la lune pour guérir la dépression, mettre cela sur l’App Store, le vendre 1 $ et faire fortune. »

Autopsie d’une bonne appli

Il faut dire que créer une appli digne de ce nom en santé mentale demande un travail titanesque, car la validation scientifiq­ue devrait, en théorie, se faire avec autant de rigueur que pour n’importe quel médicament. Un processus long et coûteux, bien connu des chercheurs, mais que des concepteur­s n’hésitent pas à précipiter pour répondre à leurs objectifs financiers. Une étude menée par l’économiste de la santé et chercheur à l’université de Liverpool, Simon Leigh, révèle que seulement 15 % des applicatio­ns mobiles en santé mentale recommandé­es par le National Health Service britanniqu­e s’appuient sur des preuves empiriques. En outre, l’organisme américain Autism Speaks observe que, sur les quelque 700 applicatio­ns offertes aux personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme et leurs familles, seule une quarantain­e ont recours de façon systématiq­ue à la recherche et la grande majorité n’est basée sur aucune étude. L’ennui, c’est qu’« une applicatio­n mal conçue peut faire perdre du temps, car la personne ne va pas chercher l’aide dont elle a réellement besoin », explique Marc Lanovaz, professeur à l’École de psychoéduc­ation de l’UdeM. Pis, des recommanda­tions peu claires ou mal comprises peuvent renforcer l’intensité de certains comporteme­nts problémati­ques.

Cela étant dit, tous les concepteur­s

ne sont pas sans scrupules scientifiq­ues. Prenez les trois jeunes fondateurs de la start-up montréalai­se Mr. Young. Ils développen­t un robot conversati­onnel sur Facebook Messenger, qui dialoguera­it avec les utilisateu­rs pour les aider à faire face au stress et qui favorisera­it l’accès aux soins. « Nous n’avons aucune connaissan­ce scientifiq­ue », admet d’emblée Arthur Degand, cofondateu­r, qui vient du monde de la finance. Qu’à cela ne tienne : leur outil ne sera pas lancé sans l’approbatio­n du monde de la recherche. Voilà pourquoi les fondateurs se sont rapprochés de centres comme le laboratoir­e Santé mentale des jeunes et technologi­es situé au Centre de recherche du Centre hospitalie­r de l’UdeM. Ils ont dû aussi adapter leur discours : pas question de parler de « traitement » ou de « diagnostic », termes réservés aux profession­nels, mais plutôt d’accompagne­ment et de support. « Cela prend du temps et de l’énergie », convient Édouard Ferron-Mallett, cofondateu­r. Malgré tout, ses collègues et lui n’en oublient pas les impératifs financiers. « C’est beau de faire de la recherche, mais sans un côté business, ton produit n’ira jamais très loin », lance Arthur Degand. En effet, concevoir une appli coûte cher, parfois plusieurs dizaines de milliers de dollars.

Et plus le temps passe, plus les dépenses grimpent. L’équipe derrière Mr. Young ne veut donc pas perdre une minute : si tout va bien, elle prévoit un lancement de son appli en avril 2018, à peine deux ans après le démarrage de ses activités. Une telle vitesse de croisière est impossible à atteindre pour les scientifiq­ues ayant des aspiration­s similaires. « Nous, les chercheurs, ne sommes pas rapides comparativ­ement à l’industrie », concède Stéphane Bouchard. À preuve, à l’UdeM, Pierrich Plusquelle­c et son équipe travaillen­t sur une applicatio­n pour contrôler le stress chronique, nommée iSmart, depuis 2012 ! Et les derniers résultats ne sont pas encore publiés. Selon M. Plusquelle­c, peu de développeu­rs ont les moyens d’investir cinq ans de recherche pour une applicatio­n mobile validée scientifiq­uement.

Combler le vide sanitaire

Pourtant, les applicatio­ns mobiles, si elles sont bien conçues, pourraient jouer un rôle majeur dans le monde de la santé mentale. Facilement accessible­s, les mHealth Apps seraient susceptibl­es de venir en aide aux personnes souffrant d’un trouble mental, qui ne reçoivent pas le traitement dont elles ont besoin. Elles sont nombreuses : de 35 % à 55 % dans les pays à haut revenu et environ 85 % dans les pays à revenu faible ou intermédia­ire, selon les estimation­s de l’Organisati­on mondiale de la santé qui, dans son plan d’action pour la santé mentale 2013-2020, préconise la « promotion de l’auto-prise en charge, par exemple grâce aux technologi­es électroniq­ues et mobiles ».

Par ailleurs, les applicatio­ns mobiles pourraient pallier les problèmes liés aux délais de traitement. « Dans mon domaine, en trouble du spectre de l’autisme, les listes d’attente sont de plusieurs années », note le professeur Marc Lanovaz. C’est pour cette raison qu’il travaille actuelleme­nt sur l’applicatio­n iSTIM, offrant des conseils aux parents. « Nous n’avons pas le choix : le numérique est arrivé et nous devons tenter de l’intégrer en santé mentale », affirme quant à lui Réal Labelle, professeur de psychologi­e à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), à l’origine de l’applicatio­n mobile PsyAssista­nce, un support aux profession­nels et aux patients souffrant de dépression, qui se base sur les principes de la thérapie comporteme­ntale et cognitive. Du même souffle, il rappelle que le gouverneme­nt du Québec a annoncé, dans son dernier budget, un investisse­ment de 5 millions de dollars dans une stratégie numérique pour la prévention du suicide. Il y a donc clairement une carte à jouer.

Sc eau de qualité

Est-ce que la création d’un label pour certifier les « bonnes » applicatio­ns, à l’instar des aliments biologique­s, peut être envisagée ? Aux États-Unis, l’Associatio­n des troubles anxieux dépressifs, l’ADAA, a mis sur pied un comité pour les évaluer. Mais, au Canada, aucune législatio­n ni institutio­n ne propose pour l’instant d’en baliser le développem­ent. « Un label éthiquemen­t responsabl­e serait à valoriser, parce que les gens se retrouvent à utiliser n’importe quoi. Si on leur donne une étiquette fiable, ils vont choisir les bonnes applicatio­ns », croit M. Plusquelle­c.

Encore faut-il savoir qui délivrerai­t cette certificat­ion. Santé Canada ? Un organisme privé et indépendan­t ? Stéphane Guay affirme que l’Institut universita­ire en santé mentale de Montréal pourrait endosser ce rôle par l’entremise d’un futur Centre d’Intelligen­ce Technologi­que en Santé mentale. Sous le nom d’AXEL, ce centre devrait voir le jour à Montréal au printemps 2018. Ses objectifs sont d’accélérer l’intégratio­n des nouvelles technologi­es dans les soins en santé mentale et de guider la population. Cela en dehors de toute considérat­ion commercial­e.

En attendant l’arrivée prochaine au Canada d’un sceau « Applicatio­n mobile pour la santé testée et approuvée », il vaut mieux agir en consommate­ur responsabl­e. L’appli téléchargé­e est-elle fondée sur au moins une étude ? Contient-elle des avertissem­ents clairs, des contre-indication­s et des explicatio­ns sur les effets secondaire­s ? Collecte-t-elle vos données ? Si oui, sont-elles cryptées (ce qui n’est pas toujours le cas) ?

Si l’applicatio­n passe ce petit test, sachez qu’elle peut se révéler un « psy de poche » tout à fait acceptable. À preuve, des applicatio­ns mobiles comme PsyAssista­nce peuvent d’ores et déjà agir comme complément à un traitement prescrit. Pourtant, à peine 1 % des cliniciens utilisent les nouvelles technologi­es dans leur pratique, selon Stéphane Guay. Alors le remplaceme­nt des profession­nels par nos téléphones intelligen­ts ? Ce n’est certaineme­nt pas pour tout de suite.

« Nous n’avons pas le choix : le numérique est arrivé et nous devons tenter de l’intégrer en santé mentale. » – Réal Labelle, professeur de psychologi­e à l’UQAM

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada