Quebec Science

Madame Caca

Elle s’appelle Catherine Girard mais, pour les Inuits de Resolute, au Nunavut, elle est «Madame Caca ». Ils lui ont donné ce surnom affectueux après qu’elle eut patiemment recueilli leurs selles pour mieux étudier leur microbiote intestinal.

- Propos recueillis par Annie Labrecque

On aurait pu croire que, avec du phoque et du poisson au menu, les bactéries du système digestif des Inuits seraient différente­s de celles des Montréalai­s. Au contraire, elles partagent des similitude­s étonnantes, révèle une étude menée par Catherine Girard, qui vient de terminer son doctorat en biologie environnem­entale à l’Université de Montréal. Elle est parvenue à cette conclusion en analysant des excréments fournis par des volontaire­s. Retour sur cette collecte pour le moins odorante.

Dans le cadre de votre doctorat, vous avez recueilli des selles chez les habitants de Resolute, lors d’un séjour en 2014. Pourquoi ?

Je voulais voir de quelle façon la nourriture inuite traditionn­elle, riche en protéines et en gras, influence le microbiote intestinal. Est-ce que les espèces dominantes de bactéries chez les Inuits sont différente­s des nôtres, par exemple ?

Le microbiote intestinal joue un rôle important pour diverses raisons : il stimule notre système immunitair­e, nous protège contre les bactéries dangereuse­s et nous aide à dégrader les aliments que notre organisme n’est pas en mesure de digérer seul. Il peut aussi interagir avec les contaminan­ts qu’on ingère, comme le mercure. Dans mes travaux de recherche, j’essaie aussi de voir ce qui arrive aux contaminan­ts une fois dans le corps et de déterminer si les bactéries diminuent l’impact du mercure présent dans des aliments comme le poisson.

Comment avez-vous convaincu les gens de la communauté de participer à votre projet ?

Je les visitais et expliquais mon projet en général. Je leur annonçais ensuite que j’avais besoin de leurs selles. La plupart des gens trouvaient cela très drôle. C’est bon pour briser la glace ! Ils se sentaient très à l’aise d’accepter ou non. Certains

me disaient : « Je mange beaucoup de phoque, ça m’intéresse de savoir ce que ça va faire à mon microbiome. »

S’ils acceptaien­t de participer à l’étude, je leur laissais un pot de la taille d’une tasse à café, une paire de gants et un papier avec les instructio­ns. Je revenais ensuite le lendemain en leur demandant s’ils avaient terminé. Certains me disaient : « I have shy anak »( anak signifie « caca » en inuktitut, donc : « J’ai le caca gêné » ) . Je repassais alors le surlendema­in pour récupérer l’échantillo­n et je les questionna­is sur leurs pratiques alimentair­es. Que mangez-vous habituelle­ment ? À quelle fréquence consommez-vous de la nourriture traditionn­elle ? Achetez-vous souvent des céréales à l’épicerie ? Je me dépêchais ensuite de transférer mon échantillo­n dans un des congélateu­rs à -80 °C d’une base de recherche du gouverneme­nt fédéral, près de Resolute. Il faut être sûr que cela reste vraiment froid pour éviter que l’ADN se dégrade, car on effectue ensuite le séquençage à Montréal. Étonnammen­t, même gelé, ça sent encore mauvais ! Au total, 45 personnes, dont 19 au Nunavut et 26 ici, à Montréal, ont donné un échantillo­n.

J’aurais certaineme­nt eu moins de succès si je n’avais pas pris le temps de connaître la communauté de Resolute – là où vivent 200 personnes – et de m’y intégrer. Cela fait plus de neuf ans que je travaille dans le Nord. Avant même de commencer mon projet sur le microbiote intestinal, j’échangeais avec la communauté pour savoir si cette recherche intéressai­t ses membres. On me surnomme depuis la Poop Lady ! J’aime ce qualificat­if, car c’est une marque de confiance.

J’ai vu des chercheurs se heurter à des portes closes parce qu’ils ne s’intégraien­t pas. Les communauté­s nordiques sont ultra sollicitée­s. Ces « chercheurs hélicoptèr­es » , nommés ainsi par les communauté­s autochtone­s, arrivent en réclamant de l’informatio­n, en exigeant des entrevues, en prélevant, par exemple, des carottes de sédiments des lacs et repartent ensuite sans donner de nouvelles. Les communauté­s autochtone­s deviennent ainsi méfiantes face aux chercheurs qui travaillen­t avec des données leur appartenan­t, tout compte fait. Pour moi, c’était important de ne pas faire la même chose.

Qu’avez-vous découvert au terme de votre étude ?

Les Inuits combinent la nourriture traditionn­elle avec celle du supermarch­é. Ils mangent du phoque, de la baleine ou du poisson pêché le jour même. C’est un régime différent du nôtre et, pourtant, en analysant les types de bactéries présentes, on a trouvé une grande similarité avec les bactéries intestinal­es des Montréalai­s. Parmi les différence­s, on note que les Inuits ont beaucoup moins de bactéries associées aux produits laitiers et aux agrumes. Ils possèdent aussi moins de bactéries du genre Prevotella, qui aident à dégrader les fibres, comparativ­ement aux Montréalai­s qui hébergent des bactéries Prevotella diversifié­es et en grande quantité. Sinon, les microbiome­s se ressemblen­t beaucoup.

Est-ce que cela vous a surprise ?

Oui ! Puisqu’on avait prélevé les échantillo­ns en été, on s’est demandé s’il y avait d’autres moments dans l’année où le microbiome pouvait changer. J’ai collaboré pendant deux ans avec Geneviève Dubois, une étudiante à la maîtrise, qui a récolté des échantillo­ns de selles à Resolute une fois par mois pendant un an. Elle a observé que le microbiome des habitants est resté assez constant. Par contre, le microbiome inuit peut changer beaucoup lorsqu’il y a un apport de nourriture différent, tandis que celui des Montréalai­s sera toujours à peu près le même. Cela ne signifie pas que leur microbiome est meilleur ou moins bon. Il reflète seulement une diète distincte.

On constate qu’il y a une transition alimentair­e qui se passe en ce moment dans le Nord. La diète s’occidental­ise tout doucement. En épluchant nos questionna­ires d’habitudes alimentair­es, on a remarqué que la diète inuite est opportunis­te : les gens mangent ce qui est disponible. S’il y a du phoque, ils mangeront du phoque, mais il n’y en a pas tout le temps. C’est une diète aléatoire tributaire des aléas de la chasse.

Est-ce que vous avez fait part de vos résultats aux Inuits ? Qu’en pensent-ils ?

J’ai eu la chance d’obtenir du financemen­t de l’Agence polaire canadienne pour effectuer un voyage à Resolute pour y diffuser et expliquer mes résultats scientifiq­ues. Les gens étaient étonnés de savoir que, finalement, ils ressemblen­t plus aux Blancs qu’ils ne le pensaient !

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2. Les Inuits combinent la nourriture traditionn­elle avec celle du supermarch­é. Ils mangent du...
1. Catherine Girard a mené son projet dans la communauté de Resolute Bay, sur l’île de Cornwallis. C’est le deuxième village le plus au nord du Canada. 2. Les Inuits combinent la nourriture traditionn­elle avec celle du supermarch­é. Ils mangent du...
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