La deuxième vie de nos excréments
On pourrait croire que les selles humaines, dès qu’elles sont évacuées, n’ont plus aucune utilité. Or des chercheurs s’évertuent à réutiliser cette matière brune, loin d’être synonyme de déchet.
Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde » , écrivait Victor Hugo en 1862, saisissant déjà tout le potentiel de nos déjections qui, 150 ans plus tard, pèsent lourd dans la balance environnementale. Selon certaines estimations, l’espèce humaine produit annuellement 300 à 800 millions de tonnes de fèces. De quoi remplir au moins 120 stades olympiques ! Traitée comme un rebut, toute cette matière fécale finit au mieux dans les égouts et les fosses septiques et, au pire, dans des lieux ouverts. En effet, selon les Nations unies, près de 1 milliard de personnes défèquent chaque jour en plein air, contribuant à la propagation de maladies mortelles.
Nos étrons, sous leurs airs nauséabonds et répugnants, constituent une ressource sous-exploitée. « On doit arrêter de voir les excréments comme un déchet. C’est une source d’énergie gratuite beaucoup plus verte que le pétrole », indique d’emblée Catherine Bourgault, doctorante en génie des eaux à l’Université Laval, à Québec, qui se spécialise dans la biodégradation des matières fécales. « À condition de s’assurer de l’absence de pathogènes, c’est tout à fait logique de valoriser la matière fécale et de la récupérer, sinon on gaspille de l’énergie pour s’en départir », dit-elle.
Et cela commence dès le petit coin. Dans les pays industrialisés, où presque tout le monde a accès à des toilettes confortables, le gaspillage est double, puisqu’on
utilise de l’eau potable pour transporter les matières fécales jusqu’aux stations de traitement. Selon Environnement et Changement climatique Canada, un Canadien consomme en moyenne 328 L d’eau par jour à la maison, dont 30 % finissent dans le tuyau de toilette. Un non-sens, selon l’Américain Joseph Jenkins, auteur de l’ouvrage Le petit livre du fumain, dont la première édition est parue en 1995.
Adepte des toilettes sèches, il prône le compostage de la matière fécale. Depuis plus de 20 ans, il recueille ses excréments dans une chaudière et les recouvre de sciure de bois. « Il n’y a absolument aucune odeur qui s’en dégage. Lorsque le contenant est plein, je le déverse à l’extérieur dans un conteneur en y ajoutant du matériel organique comme de l’herbe, de la sciure de bois, des feuilles, etc. » , explique Joseph Jenkins. Le processus de dégradation se fait ensuite naturellement, aidé par les bactéries qui digèrent la matière organique. La chaleur qui s’en dégage tue les pathogènes présents. Le compost appelé « fumain » ( fumier humain), prêt au bout de deux années, fertilise la terre du jardin.
La toilette à compost, connue également sous les noms de toilette sèche ou cabinet à terreau, commence à susciter de l’intérêt au Québec. « Ici, les températures froides représentent un défi pour générer du compost à partir des excréments, car il faut contrôler et éliminer les pathogènes avec une chaleur suffisante, mais c’est possible de le produire », assure Catherine Bourgault. Sur le marché, il existe d’ailleurs des modèles sophistiqués avec drain, ventilation et électricité. La commercialisation de la toilette sèche est toutefois freinée par la réglementation provinciale qui autorise son utilisation dans les habitations isolées seulement lorsqu’elle est couplée avec l’installation d’une fosse septique. Cette réglementation désole Lucie Mainguy, qui avait lancé le projet Caca d’or dans la région de Portneuf pour mettre en place un type de toilette sèche récupérant la chaleur générée par le fumain. « En l’absence d’un réseau d’égout, il faut payer à la fois pour acquérir une toilette sèche et un système de fosse septique », constate Lucie Mainguy. Sans compter que la toilette à compost doit être dûment certifiée selon la norme NSF/ANSI 41, à laquelle seules trois entreprises se conforment.
En revanche, ce type de toilette s’avère
une option intéressante pour les pays en voie de développement. Joseph Jenkins prêche la bonne parole dans des communautés isolées du Nicaragua, d’Haïti et de Mongolie. « Pour la plupart des gens dans le monde, le recyclage de leurs excréments est un concept extraterrestre. Néanmoins, c’est ce qui est le plus écologique », soutient-il.
Les mille et une vies des boues
En attendant qu’une toilette sèche plus moderne entre dans les moeurs, les déjections humaines font leur chemin jusqu’aux quelque 800 stations d’épuration du Québec. Les eaux usées y sont assainies à l’aide d’une série de traitements mécaniques et chimiques. Il ne reste alors que des déchets, envoyés au dépotoir, et, surtout, des boues usées appelées aussi « biosolides ». Les stations de la province en régurgitent 1 million de tonnes chaque année, selon un document gouvernemental rédigé en 2007.
Les municipalités s’emploient à leur dénicher mille et un débouchés. Ainsi, les boues sont épandues dans les champs ou vendues sous forme de compost après avoir été traitées pour ne comporter aucun risque sanitaire (on élimine les métaux lourds, les coliformes, les hydrocarbures, les virus, etc.). Selon le gouvernement du Québec, « en 2015, on a épandu 0,3 million de tonnes de biosolides municipaux […] pour fertiliser des cultures destinées à l’alimentation animale ».
Autrement, les boues d’épuration sont séchées en « galettes », puis incinérées. Les cendres qui en résultent sont ensuite enfouies, mais une partie est récupérée pour entrer dans la fabrication du ciment ou d’engrais agricoles.
Cependant, il existe une méthode plus écologique pour transformer les résidus municipaux. Par nature, les matières fécales sont riches en bactéries, en fibres, en polysaccharides et en protéines. Elles forment donc une biomasse idéale pour générer de l’engrais, comme on le faisait traditionnellement dans l’Antiquité, mais aussi pour produire de l’énergie. C’est le principe de la « biométhanisation », où la matière organique est fermentée dans un « biodigesteur ». À l’intérieur de ce gros estomac de béton, dans un milieu contrôlé et sans oxygène, des millions de milliards de bactéries s’activent pour décomposer la matière. Ce repas gargantuesque, en se dégradant, produit du biogaz, dont une quantité importante de méthane qui servira comme source d’énergie.
La biométhanisation est une façon de mieux exploiter les eaux usées, estime la
doctorante Catherine Bourgault. « C’est pour cela que le gouvernement y investit de l’argent », note-t-elle. En effet, en 2009, le gouvernement du Québec a annoncé que 650 millions de dollars seraient alloués pour favoriser la construction d’installations de compostage et de biométhanisation dont certaines exploitent et valorisent les boues d’épuration. Neuf ans plus tard, six usines ont démarré leurs activités. En 2021, la ville de Québec aura sa propre usine de biométhanisation qui transformera annuellement 86 000 tonnes de résidus alimentaires ainsi que 96 000 tonnes de boues municipales en 6,6 millions de mètres cubes de biométhane.
Ici et ailleurs, l’intérêt pour le biogaz ne se dément pas. Il faut dire que son potentiel est énorme. Si la totalité des rejets humains était transformée, on fournirait de l’électricité à 138 millions d’habitations, tout en économisant 9,5 milliards de dollars américains, selon un rapport du United Nations University Institute for Water, Environment and Health, publié en 2015. Déjà, une quarantaine de véhicules municipaux de la ville de Grand Junction, au Colorado, et les autobus assurant la liaison entre Bristol et Bath, au Royaume-Uni, comptent sur le méthane produit à partir des boues usées pour rouler.
En Ontario, l’usine de biogaz ZooShare recyclera dès la fin de 2018 des déchets alimentaires ainsi que les fèces des animaux du zoo de Toronto. « Le personnel du zoo collectera environ trois fois par semaine les excréments des animaux et les transportera jusqu’à notre site », explique Daniel Bida, directeur exécutif de l’usine ZooShare. Il prévoit transformer en biogaz 17 000 tonnes de matériel organique, dont 2 000 tonnes de déjections animales, chaque année.
Les stations d’épuration sont aussi un terrain de jeu sans fin pour les chercheurs qui tentent de comprendre cet écosystème hors du commun et en tirer profit. C’est le cas de Satinder Kaur Brar, spécialisée dans la biovalorisation et contaminants émergents à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) à Québec.
Avec son équipe, elle parcourt les installations aux quatre coins de la province pour y recueillir des micro-organismes et procéder à leur séquençage génétique afin de les identifier. Quel est l’intérêt ? « Puisque les antibiotiques se retrouvent dans les eaux usées, les micro-organismes croissent et s’adaptent à leur présence en développant une résistance. Éventuellement, cela nous permettra de produire de meilleurs antibiotiques. »
Satinder Kaur Brar trouve également dans les stations d’épuration des produits ayant un fort potentiel commercial. En stimulant la croissance de certains micro-organismes déjà présents dans les boues usées à l’intérieur d’un fermenteur, ceux-ci synthétiseront alors enzymes, biopesticides, bioplastiques, etc. Par exemple, pour produire du bioplastique (poly-3-hydroxybutyrate), les boues sont placées à l’intérieur du fermenteur dans des conditions contrôlées et spécifiques
Si la totalité des rejets humains était transformée, on fournirait de l’électricité à 138 millions d’habitations, tout en économisant américains.” 9,5 milliards de dollars
favorisant la croissance de certaines bactéries, dont les espèces Pseudomonas et Bacillus, qui sécrètent le polymère convoité.
Par contre, pour des questions sanitaires, il y a encore du chemin à faire avant que ce type de « sous-produits » expérimentaux puissent être utilisés par les humains. « C’est un sujet débattu actuellement à cause de la possible présence de pathogènes. Par exemple, on n’utilise pas ces enzymes ou ces bioplastiques dans le domaine pharmaceutique ou agroalimentaire, car cela nécessiterait plusieurs étapes de purification, ce qui augmenterait considérablement les coûts de production », précise Satinder Kaur Brar.
Joseph Jenkins reconnaît qu’il reste un grand tabou associé à la transformation de la matière fécale. « Tant que nous verrons les excréments comme des déchets, c’est une barrière psychologique qui nous empêchera de les considérer comme une matière recyclable et réutilisable. »
Quelle gêne, ce caca !
Si l’on tarde tant à exploiter toutes les vertus de nos selles, c’est parce qu’elles continuent de nous rebuter. Étonnamment, ce dégoût est plutôt récent. « Il y a une sorte d’interdit par rapport aux excréments qui s’est développé en Europe au cours du XVIe siècle. Tout ce qui était perçu comme quelque chose d’animal était vu comme antireligieux », constate Laurent Turcot, professeur en sciences humaines à la section histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Pourtant, auparavant, il était courant de déféquer en public. « On n’hésitait pas à en parler avidement ou à se représenter en dessin en train de déféquer pour en rire », raconte-t-il. Si bien que le caca était surnommé « la matière joyeuse ».
Aujourd’hui, on retrouve un peu de cet esprit chez les Japonais qui semblent beaucoup moins timides face à la matière brune en affichant leur humour scatologique : exposition muséale, pâtisseries en forme de crotte brune, livres pour enfants mettant en vedette le professeur Caca, etc. Cette fascination a pavé la voie à l’innovation. « Les Japonais ont vraiment changé la façon de voir l’assainissement des eaux usées. Ils ont créé des immeubles entièrement chauffés par un biodigesteur alimenté par la matière fécale », signale la doctorante Catherine Bourgault.
Comme le disait Victor Hugo : « La science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain. » Peu importe ce qu’on en fera, ce ne sont pas les idées qui manquent pour valoriser la matière fécale. « En ce moment, tout est basé sur ce qui est le plus propre; le moins de microbes et le plus Spic and Span possible. On est encore loin d’appliquer ces idées à grande échelle », constate l’historien Laurent Turcot. Mais l’avenir pourrait assurément être un peu plus brun !