Quebec Science

Nos selles, nouve aux médicament­s

- Par Marine Corniou

Depuis cinq ans, la greffe de matières fécales fait des miracles dans les hôpitaux contre l’infection à la bactérie Clostridiu­m difficile. À tel point que les chercheurs envisagent de l’utiliser contre d’autres troubles, comme l’autisme, l’alzheimer ou même l’obésité. De quoi redorer le blason de nos déjections ?

On daigne à peine les regarder, encore moins les sentir. Nos excréments sont sans conteste l’un des plus grands tabous de notre société aseptisée. Pourtant, malgré le dégoût qu’ils inspirent, ils sont précieux. Leur valeur ? Quarante dollars pièce, précisémen­t. Du moins dans le Massachuse­tts, aux ÉtatsUnis, où OpenBiome achète cet or brun depuis 2012 auprès de donneurs triés sur le volet. Cet organisme à but non lucratif est la plus grande banque de selles au monde. Sa mission : sauver des vies avec des matières fécales.

Car celles-ci recèlent une richesse insoupçonn­ée, une armée de « bonnes » bactéries qui ont le potentiel de rééquilibr­er les flores intestinal­es mal en point. En 2017, OpenBiome a ainsi expédié des fioles de selles filtrées dans près de 1 000 centres médicaux aux 4 coins des États-Unis, où ont été prodigués plus de 10 000 traitement­s. Les destinatai­res ? Des personnes atteintes d’une infection récidivant­e au Clostridiu­m difficile, cette bactérie qui se contracte le plus souvent à l’hôpital et qui cause des diarrhées chroniques parfois mortelles (environ 30 000 morts par an aux États-Unis; 250 l’an passé, au Québec).

Pour les guérir, rien ne vaut la « greffe de caca », ou transplant­ation de microbiote fécal (TMF). Le concept est d’une simplicité désarmante : il suffit d’administre­r les selles d’un donneur sain dans le tube digestif du malade, par sonde nasale, par coloscopie ou par lavement le plus souvent (voir l’encadré à la page 22), pour éradiquer l’infection à tous les coups, ou presque.

Si la pratique semble ancestrale, c’est qu’elle ne date pas d’hier. Déjà, au IVe siècle, le savant chinois Ge Hong recommanda­it dans ses traités de médecine l’administra­tion orale d’un bouillon de selles en cas de diarrhée sévère. En 1958, un premier article scientifiq­ue décrit l’efficacité de la greffe fécale chez quatre Américains atteints de colite à C. difficile. Plusieurs équipes expériment­ent ensuite la chose dans le monde, sans trop s’en vanter. Au Québec aussi, on tente le coup. « Ici, la première transplant­ation a été faite en 1992. En 2002, une revue des six premiers cas est publiée », se rappelle Louis Valiquette, microbiolo­giste et infectiolo­gue au CHU de Sherbrooke. Inquiétant et peu ragoûtant, le traitement reste dans l’ombre jusqu’en 2013.

Cette année-là, une première étude randomisée, publiée dans le New England Journal of Medicine, démontre de façon éclatante l’efficacité de la TMF. En cas d’infection récidivant­e à C. difficile,

le taux de guérison après greffe fécale atteint 80 % à 90 % (contre environ 30 % avec le traitement antibiotiq­ue). « C’est quasiment magique. Les résultats sont vraiment extraordin­aires et immédiats », témoigne Harry Sokol, gastroenté­rologue à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et président du Groupe français de transplant­ation fécale qu’il a mis sur pied fin 2014.

Dans la foulée de cette reconnaiss­ance officielle, les selles obtiennent le statut de « médicament » dans plusieurs pays d’Europe, aux États-Unis et au Canada. Au Québec, les grands hôpitaux pratiquent aujourd’hui la TMF de façon routinière, même si le nombre total de personnes en ayant bénéficié est inconnu, faute de suivi provincial ou fédéral. Les selles sont ainsi devenues le remède de choix en cas de rechutes multiples à cause de C. difficile, l’infection étant de plus en plus résistante aux antibiotiq­ues avec un taux de rechute qui peut atteindre 65 %.

C’est d’ailleurs après avoir vu l’un de leurs amis lutter contre la bactérie pendant 18 mois (malgré 7 cures d’antibiotiq­ues !) que James Burgess et Mark Smith, ex-étudiants au Massachuse­tts Institute of Technology, ont fondé OpenBiome, la seule banque publique de selles en Amérique du Nord. Leur souhait : rendre la TMF plus accessible et plus sécuritair­e.

Pour cela, l’équipe a « profession­nalisé » le don, faisant notamment passer une batterie de tests microbiolo­giques aux donneurs. « Au terme de notre processus très rigoureux, seuls 3 % des candidats sont retenus. C’est plus facile d’être admis à Harvard que de donner son caca ! » s’amuse Zain Kassam, chef du service médical d’OpenBiome. Ainsi, il faut être en forme, avoir moins de 50 ans, ne souffrir d’aucune maladie infectieus­e et être sacrément dévoué : les donneurs, qui habitent tous dans la région de Boston où est située la banque, doivent venir 3 fois par semaine pendant au moins 60 jours, pour rentabilis­er le processus. À chaque visite, ces bons samaritain­s se soulagent

C’est plus facile d’être admis à Harvard que de donner son caca ! – Zain Kassam d’OpenBiome

sur les toilettes d’OpenBiome, qui sont équipées d’un « tupperware » récupérate­ur, et apportent la boîte – fermée – au technicien. Une fois broyées et filtrées, les selles sont stockées à -80 °C jusqu’à leur utilisatio­n. Un don de 150 g peut fournir le matériel pour cinq traitement­s. « Nous avons un réseau incroyable de donneurs, qui sont de véritables champions de la santé publique, affirme le docteur Kassam. Certains d’entre eux sont avec nous depuis des années, mais on cherche toujours de nouveaux candidats. »

Car la demande est exponentie­lle. En 3 ans, OpenBiome a ajouté 800 cliniques à sa liste de partenaire­s, multiplié par 5 le nombre de traitement­s expédiés (dans les 50 États américains et 7 autres pays) et lancé pas moins de 25 études cliniques. Un engouement qui reflète l’intérêt croissant des médecins et chercheurs pour le microbiote intestinal. Ces milliers de milliards de micro-organismes logés dans nos entrailles semblent impliqués dans toutes nos fonctions vitales. Et on sait désormais qu’une kyrielle de pathologie­s s’accompagne­nt d’anomalies du microbiote : cancers, maladies cardiovasc­ulaires, neurodégén­ératives, inflammato­ires, etc.

Cela signifie-t-il que les matières fécales de donneurs sains, en rétablissa­nt un microbiote « normal », pourraient faire des miracles contre l’alzheimer, le diabète, l’autisme ou le syndrome de l’intestin irritable ? C’est ce que cherchent à savoir les scientifiq­ues qui mènent actuelleme­nt plus de 200 essais cliniques sur la TMF de par le monde, enthousias­més par son succès contre C. difficile.

Hélas, il semble ardu de reproduire ces résultats spectacula­ires. « Pour l’instant, les maladies pour lesquelles on a le plus de données sont la rectocolit­e hémorragiq­ue [NDLR : colite ulcéreuse] et la maladie de Crohn, des affections inflammato­ires de l’intestin », explique Harry Sokol. Les résultats sont plutôt positifs, sans être merveilleu­x. « Mais les essais menés jusqu’ici ont tous été faits pour induire la rémission avec des administra­tions répétées. Or, l’idée de calmer une inflammati­on avec des selles est discutable. Nous venons de lancer un essai pour maintenir la rémission avec la TMF chez des patients déjà stables, et les résultats sont très encouragea­nts. »

Du côté canadien, l’équipe de Nikhil Pai et Jelena Popov, de l’hôpital pour enfants McMaster, s’apprête à tester la greffe fécale chez 50 enfants atteints de colite ulcéreuse.

Trois fois par semaine pendant au moins 60 jours, de bons samaritain­s se soulagent sur les toilettes d’OpenBiome, qui sont équipées d’un « tupperware » récupérate­ur. Un don de 150g peut fournir le matériel pour cinq traitement­s.

« Les options de traitement actuelles sont des médicament­s à prendre toute la vie, qui peuvent entre autres causer des atteintes rénales, hépatiques, pulmonaire­s, en plus d’augmenter le risque d’infection et de perturber la croissance. La TMF pourrait offrir une solution de rechange, rapide, simple et sans douleur pour les enfants, même très jeunes. Son potentiel est exceptionn­el », estime Nikhil Pai.

S’affranchir des selles

Le traitement a beau être prometteur, il n’en inquiète pas moins les autorités de santé publique et les chercheurs eux-mêmes. Car transplant­er du caca, même s’il est donné avec amour, est un geste hautement risqué. Ces dernières années, on a vu fleurir sur Internet des tutoriels et vidéos montrant la marche à suivre pour se concocter une greffe fécale maison, comme remède à toutes sortes de maux. « C’est une très mauvaise idée, indique Mickael Bouin, gastroenté­rologue au CHU de Montréal. Les médias ont contribué à mettre cela sur un piédestal. J’ai des patients qui me demandent des greffes, quel que soit le mal dont ils souffrent… Mais il ne faut pas oublier que les selles sont pour l’instant davantage une source de maladies que de guérison ! » Et de rappeler que très peu de patients répondent aux critères officiels pour recevoir une telle transplant­ation.

« Le hic, c’est qu’on ne sait pas ce qu’on fait. C’est l’inconnu ! En cas de maladie chronique, comme l’autisme notamment, c’est inimaginab­le de pratiquer des greffes fécales régulières pendant 20 ans alors qu’on ne sait pas ce qu’on transfère », avertit Harry Sokol. Sans compter que les effets varient selon le donneur, et qu’il est impossible de « standardis­er » des excréments. « Il y a aussi des composante­s du microbiote qui sont importante­s pour certaines affections seulement, ou pour un patient donné, mais pas pour un autre, dit-il. Les essais cliniques actuels sont importants pour comprendre le rôle du microbiote, mais n’ont pas pour but d’aboutir à des traitement­s de routine pour les maladies autres que C. difficile. Il faut les voir comme des outils de découverte. »

En effet, la greffe fécale n’est pas une fin en soi. « Le but, à terme, c’est d’isoler les bactéries efficaces et de ne plus utili-

ser les selles », souligne Cécile Tremblay, microbiolo­giste responsabl­e des TMF au CHU de Montréal.

Mais trouver les bactéries ayant un potentiel thérapeuti­que est plus difficile que de trouver une aiguille dans une botte de foin : environ 2 kg de ces micro-organismes grouillent en nous, et on en a déjà recensé environ 1 000 espèces. « Et on ne parle même pas des virus qui sont 100 fois plus nombreux ! ajoute Patrice Cani, chercheur en microbiolo­gie de l’université catholique de Louvain, en Belgique. Cela dit, on sait qu’une seule espèce peut avoir des effets importants. Par exemple, les lactobacil­les ou les bifidobact­éries sont cruciaux dans la petite enfance pour protéger contre les diarrhées et éduquer le système immunitair­e. » Chez les adultes aussi, certains microbes ont plus d’influence que d’autres. C’est le cas d’Akkermansi­a muciniphil­a, qui représente 1 % à 5 % de nos bactéries intestinal­es, sur laquelle ce chercheur travaille depuis plus de 10 ans. « Dans l’intestin des personnes atteintes de diabète de type 2 ou d’obésité, cette bactérie est systématiq­uement moins abondante. On sait qu’elle dialogue avec le système immunitair­e et réduit l’inflammati­on », dit-il. Dans des travaux qui ont suscité beaucoup d’espoir, son équipe a démontré qu’A. muciniphil­a avait même un effet protecteur contre l’obésité. Ainsi, il suffit d’administre­r une dose quotidienn­e d’A. muciniphil­a à des souris soumises à un régime riche en graisses pour qu’elles grossissen­t deux fois moins que leurs voisines. L’effet sera-t-il le même chez l’humain ? « On est en train de tester l’innocuité de la bactérie chez 50 personnes en surpoids ou obèses, et tout semble correct. Elles en prennent deux doses tous les jours, par voie orale. Les premiers résultats seront connus au printemps. » Patrice Cani espère voir une améliorati­on de certains marqueurs associés à l’obésité, comme le taux de cholestéro­l et la résistance à l’insuline.

Isoler les meilleures bactéries, c’est aussi ce que cherche à faire Harry Sokol. Sa protégée à lui s’appelle Fæcalibact­erium prausnitzi­i. « Elle est absente chez les personnes atteintes de la maladie de Crohn. On va essayer de l’administre­r comme un probiotiqu­e chez ces malades », indique-t-il.

Mais tous les experts l’admettent : malgré les progrès de la génomique, la recherche avance à tâtons, faute de comprendre les mécanismes en jeu. Et l’incroyable complexité des interactio­ns entre le microbiote et l’hôte risque de donner du fil à retordre aux scientifiq­ues pendant longtemps. « On ne sait même pas comment nos propres cellules fonctionne­nt avec précision… Alors on est loin de comprendre comment nos bactéries dialoguent avec nos cellules, et vice versa, reprend Patrice Cani. Est-ce la bactérie elle-même ou les métabolite­s qu’elle produit qui ont un effet sur l’immunité, par exemple ? Est-ce qu’une espèce travaille seule ou de concert avec d’autres ? On peut faire le parallèle avec les plantes médicinale­s : parfois, la bouillie marche, mais on ne sait pas isoler la molécule active. »

Des détails qui importent peu aux personnes aux prises avec C. difficile, prêtes à tout pour retrouver la santé. « Chaque don a le potentiel de transforme­r une vie », affirme Zain Kassam d’OpenBiome. Au moment d’écrire ces lignes, la banque s’apprête à envoyer son 30 000e traitement et vient de lancer une étude pour voir si la TMF permet de rétablir une flore saine chez les personnes souffrant de malnutriti­on sévère. À la manière des dons d’organe, nos excréments restent donc, pour certains, un cadeau providenti­el.

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Chaque « don » est broyé, filtré, dilué et préparé pour constituer des capsules orales ou des fioles à administre­r par colonoscop­ie.
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Les employés d’OpenBiome ont déjà préparé plus de 30 000 traitement­s à base de selles.

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