Quebec Science

Je doute donc je suis

La question a beau être réglée depuis des siècles, elle ressurgit dans les cercles conspirati­onnistes qui ne savent plus par quel côté attaquer la science… Et le débat promet d’être ardu.

- Par Normand Baillargeo­n

Vous le savez : la Terre est une sphère aplatie aux pôles. D’abord, on vous l’a dit à l’école, ce qui n’est pas en soi une preuve, vous en conviendre­z. Ensuite, heureuseme­nt, il existe depuis l’Antiquité de solides arguments pour étayer la chose.

Aristote invoquait notamment l’ombre que projette la Terre sur son satellite durant une éclipse lunaire. On peut aussi penser à ces navires qui s’éloignent et dont seuls les mâts restent visibles à l’horizon; au fait que les phares sont toujours construits en hauteur; au pendule de Foucault; à la circumnavi­gation, etc.

Mais laissez-moi vous présenter les partisans contempora­ins de la Terre plate, les « platistes ». Ne riez pas; l’idée, semble-t-il, fait un retour. Il existe même un regroupeme­nt officiel : la Flat Earth Society.

Pour les platistes, c’est une évidence : la Terre est un disque plat, au centre duquel se trouve le pôle Nord. En périphérie se dresse un immense mur de glace.

Aucune donnée n’est à l’épreuve de leur argumentat­ion… Le fait que l’on puisse aller en ligne droite de Pékin à Montréal et, en poursuivan­t, retourner à Pékin ? Ce n’est pas une preuve que la Terre est ronde ! Voyager ainsi, c’est simplement suivre le trajet dessiné par un cercle sur une surface plane. Et ainsi de suite pour les saisons, l’alternance du jour et de la nuit, les constellat­ions et tout le reste. Quant à ces photograph­ies de la planète bleue prises par la NASA, elles sont évidemment truquées !

Se confronter à de tels personnage­s est risqué. D’autant que le fondement de leur passionnel­le croyance est très souvent religieux et que, pour la préserver, ils évoqueront sans gêne des conspirati­ons qui sont bien difficiles à réfuter.

Alfred Russel Wallace, célèbre naturalist­e anglais codécouvre­ur de la théorie de l’évolution, l’a appris à ses dépens en 1870, au cours d’un épisode tristement célèbre de l’histoire du platisme.

Cette année-là, John Hampden, riche héritier protestant, fervent platiste, lance un défi dans l’hebdomadai­re Scientific Opinion : il remettra jusqu’à 500 livres sterling (une très grosse somme pour l’époque !) à quiconque pourra prouver que la Terre est sphérique – mais cette personne lui devra ce même montant en cas d’échec.

La communauté scientifiq­ue ne croit pas opportun de relever ce défi. Sauf Wallace qui a grandement besoin d’argent. Il voit là une manière de faire d’une pierre deux coups : pédagogiqu­e, en établissan­t publiqueme­nt une banale vérité scientifiq­ue; financier, en renflouant ses coffres.

L’expérience qu’il propose aura lieu sur le Old Bedford Canal, là où le plan d’eau rectiligne peut être observé sur une dizaine de kilomètres.

Un bâton sera planté au kilomètre 0, avec un disque placé à une certaine hauteur au-dessus de l’eau. Un autre, de même, 5 km plus loin; et un dernier, toujours au même niveau au-dessus de l’eau, au kilomètre 10. Un télescope situé au premier point permettra d’observer les hauteurs relatives des trois marqueurs. Si la Terre est courbe, ceux-ci ne seront pas alignés.

Dans ses mémoires, Wallace dessine ainsi ce qui, selon lui (figure 1), et selon Hampden (figure 2), devrait être observé si on regarde dans le télescope.

Le test a lieu le 5 mars 1870. Wallace est accompagné de son témoin (un astronome) et Hampden, du sien (un platiste).

Le témoin de Wallace regarde dans le télescope et est formel : l’expérience donne raison à ce dernier. Le témoin de Hampden fait de même et… saute de joie : la Terre est plate ! Selon lui, le désalignem­ent des marqueurs n’est qu’un effet de perspectiv­e.

Après maintes péripéties, Wallace sera déclaré vainqueur. Mais des années durant, il sera harcelé par Hampden qui, refusant d’admettre le résultat, sera même emprisonné pour ses gestes. Encore aujourd’hui, l’affaire est invoquée par des platistes comme démontrant que la Terre est plate.

Les conseils d’un expert

La question reste d’actualité : jusqu’où aller pour débattre avec pareils complotist­es adhérant à des doctrines aussi délirantes ? Je vous laisse y réfléchir, mais je soumets à votre attention un amusant conseil que donnait à ce sujet le mathématic­ien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970). Celui-ci a souvent croisé ce qu’il appelait des cranks, des excentriqu­es : un tel croit avoir réalisé la quadrature du cercle; un autre prédit la fin du monde; un troisième se pense la réincarnat­ion de Jules César…

Il en est venu à la conclusion que le mieux est de se dire d’accord avec leur thèse, mais en y apportant une nuance dont on pourra ensuite longuement discuter, sourire en coin. Russell écrit : « Je réponds aux dévots de la grande pyramide de Gizeh en parlant d’adoration du sphinx; aux dévots des noix, j’explique que les noisettes et les noix de Grenoble sont aussi dommageabl­es que les autres aliments, et que les vrais adeptes ne devraient manger que des noix du Brésil. »

La Terre est plate, c’est entendu : mais autour, le mur est fait de diamant et pas de glace, ce qui change tout… La Terre n’est pas exactement un disque : elle est ovale, ce qui change tout… Et ainsi de suite, en gardant le sourire.

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