Quebec Science

Notes de terrain

- Par Serge Bouchard

On me demande souvent quelles sont mes lectures, dans mes temps libres. Je n’ose jamais répondre, de peur de passer pour un illuminé. Récemment, je lisais Lettres choisies du révérend père Pierre-Jean de Smet de la Compagnie de Jésus, missionnai­re aux États-Unis d’Amérique, 1849-1857, troisième édition, publié chez Mathieu Closson et Cie à Bruxelles et H. Repos et Cie à Paris en 1875. Cela ne se dit pas en public; cela tue la conversati­on. Mais, quand même, nous pouvons considérer ces lettres comme des Relations des jésuites d’une nouvelle génération, écrites 200 ans après les premières, à l’autre bout du continent. Ce sont 400 pages de commentair­es sur les différente­s nations indiennes de l’Ouest américain, depuis SaintLouis jusqu’à Columbia dans le grand Oregon; des réflexions sur la religion et sur les moeurs des Indiens; des notes sur les Métis et les Canadiens (français). Le père de Smet était un Belge francophon­e et il a effectivem­ent beaucoup oeuvré parmi les Sioux Ogalalas, Yanktons, Santees et Brûlés. À l’ouest des Rocheuses, il a évangélisé aussi des nations amérindien­nes qu’il trouvait plus « douces » que les Sioux : les Pend-d’Oreilles, les Nez-Percés, les Sans Poil, les Têtes Plates, les Coeurs d’Alène et les Cailloux (Cayuses). Cette robe noire voyageait de la rivière Roche-Jaune à la rivière Bouton de Rose en passant par la rivière à la Langue, les Dalles, la rivière Plate, les montagnes du Grand Loup, le Grand Désert, sans jamais s’étonner de l’existence de tous ces noms français en ces contrées peu explorées.

Mais que faisait là ce missionnai­re ? Après avoir été chassés de l’Amérique par les Anglais lors de la Conquête, les jésuites y sont revenus en catimini au XIXe siècle. Pour éviter la colonie britanniqu­e du Canada, ils débarquère­nt aux États-Unis, plus précisémen­t à Baltimore. De là, ils rallièrent Saint-Louis avant d’essaimer dans les territoire­s des Plaines de l’ouest, dans les Rocheuses et jusqu’en Oregon. Les noms français de lieux, de nations, de personnes qu’il note en cours de route, ce sont les Canadiens français, coureurs des bois et des plaines, trappeurs, guides et autres voyageurs qui les ont semés sur leur passage. Mais il y avait aussi des Iroquois francophon­es de Montréal et des Métis en provenance de la vallée de la rivière Rouge. Les guides du père de Smet sont généraleme­nt des francophon­es catholique­s, mais ensauvagés, qui connaissen­t le pays et parlent les langues amérindien­nes. Le père de Smet écrit : « Le Canadien ! Quel est l’endroit du desert, ou il n’ait pas penetre ? […] La peau du caribou et de l’orignal sont les materiaux, dont son palais portatif est compose, et, pour me servir de ses propres expression­s, il s’embarque a cheval avec sa femme et ses sept enfants et il debarque ou prend terre partout ou il veut; il se trouve seul maitre du pays (sic)... »

Au chapitre 29 de son recueil de lettres, il consacre 36 pages à la vie d’une certaine Louise Sigouin, morte en odeur de sainteté en 1852, au pays des Coeurs d’Alène, en Oregon. Louise Sigouin était la fille d’un chef de la nation Coeur d’Alène. Bien que décrivant avec moult détails sa vie de sainte, sa foi naïve et si intense, sa pauvreté, sa charité, son amour du prochain, ses dévotions, ses privations, sa mort édifiante, le père de Smet ne nous dit pas un mot sur son origine et son étonnant patronyme. Être une Coeur d’Alène, fille d’un chef et s’appeler Louise Sigouin ? Je n’aurai pas assez de toute ma vie pour élucider ce mystère et je souhaite que de jeunes chercheurs se penchent sur la question: qui était ce Canadien français nommé Sigouin devenu chef parmi les Coeur d’Alène vers 1840, dont la fille métisse deviendrai­t une sorte de Kateri Tekakwitha de l’Ouest ?

J’en saurai peut-être un peu plus quand j’aurai lu Missions de l’Orégon et voyages aux montagnes Rocheuses aux sources de la Colombie, de l’Athabasca et du Sascatshaw­in, en 184546, par le Père P.J. de Smet de la Compagnie de Jésus, publié à Gand chez V. Vander Schelden en 1848, dont le manuscrit se trouve à la bibliothèq­ue de l’Université de Toronto qui l’a numérisé et mis en ligne.

Illuminé, vous disais-je ?

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