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Récession : cachez ce mot que je ne saurais voir…

- Gérald Fillion

L'économie du Québec vient de connaître trois tri‐ mestres négatifs de suite, mais le ministre des Fi‐ nances, Eric Girard, per‐ siste et signe : « Nous ne sommes pas en récession. » A-t-il raison? Comment définir ce que serait une ré‐ cession au Québec?

La bonne vieille tradition‐ nelle et très courte définition de ce qu’est une récession est la suivante : c’est une baisse du produit intérieur brut pendant deux trimestres consécutif­s. C’est ce que nous avons eu au Québec en 2023, avec non pas deux, mais trois trimestres négatifs de suite : baisse annualisée du PIB de 1,9 % au 2e tri‐ mestre, de 1,1 % au 3e tri‐ mestre et de 0,8 % au 4e tri‐ mestre.

Si on se fie à cette défini‐ tion, le Québec a passé une bonne partie de l’année 2023 en récession. Et, dans les faits, il en est peut-être déjà sorti, puisque nous sommes rendus à la fin de mars et qu'il n’est pas impossible que le Québec ait connu une croissance de son PIB au cours des premiers mois de l’année 2024. Les statistiqu­es sont publiées avec un certain retard au Québec par rap‐ port à Statistiqu­e Canada. Nous aurons plus de détails dans les prochains mois.

Cela dit, il y a plusieurs autres façons de mesurer ce qu’est une récession. Le Na‐ tional Bureau of Economic Research (NBER) aux ÉtatsUnis est la référence en la matière. Son analyse de l’éco‐ nomie est large et approfon‐ die; elle permet de mesurer avec acuité les cycles écono‐ miques et, donc, les réces‐ sions.

Selon l’organisme, une ré‐ cession implique une baisse significat­ive de l'activité éco‐ nomique qui se propage à l'ensemble de l'économie et dure plus de quelques mois. Le NBER a trois grands cri‐ tères dans son analyse : la profondeur du cycle écono‐ mique, sa diffusion et sa du‐ rée. C'est en regard de ces critères que le NBER définit les cycles économique­s.

Au Canada, c’est l’Institut C.D. Howe qui propose une analyse des cycles écono‐ miques en s’appuyant sur les mêmes critères que le NBER. En 2015, l’économie cana‐ dienne s’est contractée du‐ rant deux trimestres de suite, mais les experts de C.D. Howe ont conclu, après coup, qu’il ne s’agissait pas d’une récession.

Parmi les membres du co‐ mité sur les cycles écono‐ miques de l’Institut figure no‐ tamment Stéfane Marion, économiste et stratège en chef de la Banque Nationale. S’appuyant sur les critères d’analyse de C.D. Howe, Sté‐ fane Marion est d’avis qu’on ne peut pas considérer le Québec comme en récession.

Alors, le Québec en ré‐ cession, oui ou non?

Regardons les données d’un peu plus près. Au 4e tri‐ mestre de 2023, la demande intérieure finale au Québec a reculé de 0,4 %, après une hausse de 1,5 % au cours du trimestre précédent.

Ce qui a fait baisser la de‐ mande intérieure finale dans les derniers mois de l’année, c'est le recul des achats de biens. Mais la demande pour les services demeure en hausse. Et la consommati­on des ménages ne baisse pas, bien qu’elle ait ralenti. Elle est passée d’une hausse de 1,9 % au cours du 3e trimestre 2023 à une croissance de 0,5 % lors des trois derniers mois de l’année.

À la lumière de ces don‐ nées sur la demande, il est difficile d’arriver à la conclu‐ sion que le Québec est en ré‐ cession. Cela dit, les investis‐ sements des entreprise­s ont baissé de 3 %, les dépenses en matière de machinerie et d’équipement ont décru de 11,9 % et les investisse­ments gouverneme­ntaux ont reculé de 5,8 %. En même temps, les investisse­ments pour de nouvelles constructi­ons ont grimpé de 6,3 %.

En regardant les données sur les investisse­ments des entreprise­s, on constate qu'on est probableme­nt plus près de la définition d’une ré‐ cession. Mais allons plus loin.

Ces signaux-là sont beau‐ coup plus négatifs et inquié‐ tants. Les entreprise­s hé‐ sitent à investir, s’inquiètent de l’état de l’économie et des taux d’intérêt élevés. Et ce manque d’investisse­ment aura des conséquenc­es à moyen et à long terme sur la productivi­té, qui est déjà très faible au Québec, tout comme dans l’ensemble du Canada.

D’ailleurs, la sous-gouver‐ neure de la Banque du Ca‐ nada, Carolyn Rodgers, disait, dans un discours à Halifax, mardi, que la faiblesse des investisse­ments est un pro‐ blème de longue date au Ca‐ nada. Depuis au moins 50 ans, les entreprise­s d’ici ac‐ cusent un retard persistant par rapport aux entreprise­s américaine­s en ce qui a trait aux dépenses d’investisse‐ ment par travailleu­r. Et les choses ont empiré dans la dernière décennie.

Elle ajoute que pour com‐ prendre le manque d’inves‐ tissements, il pourrait être utile de s’interroger sur les motivation­s des entreprise­s. Si les marges de profit et les bénéfices sont élevés alors que la concurrenc­e est faible, les entreprise­s ne ressentent pas autant le besoin d’inves‐ tir. Selon un rapport publié par Statistiqu­e Canada le mois dernier, il existe un lien entre la diminution de la concurrenc­e au pays et le re‐ cul des investisse­ments.

Un autre défi qui peut faire hésiter les entreprise­s est l’inconstanc­e des poli‐ tiques. Parfois, les mesures incitative­s ou les approches réglementa­ires changent d’une année à l’autre. Cer‐ taines entreprise­s disent d’ailleurs avoir naturellem­ent tendance à se méfier des processus d’approbatio­n ré‐ glementair­e, qui peuvent être à la fois longs et imprévi‐ sibles, dit encore Mme Rod‐ gers.

Le commerce va bien, tout de même…

Si on poursuit l’analyse des données sur le PIB du Québec, on constate que les exportatio­ns ont rebondi au Québec, passant de 1,6 % au 3e trimestre à 4 % au 4e tri‐ mestre, alors que les impor‐ tations ont progressé de 1,4 %, après une croissance de 5,4 % lors du trimestre précé‐ dent. Il n’y a pas de récession si on ne s’intéresse qu’à ces données.

Donc, le portrait est nuancé : la demande inté‐ rieure finale baisse, mais les exportatio­ns et les importa‐ tions sont en hausse. La consommati­on des ménages est toujours en hausse, mais les investisse­ments des en‐ treprises reculent. Peut-on conclure à une récession au Québec parce que les trois derniers trimestres ont été négatifs?

Peut-on conclure à une ré‐ cession, sachant que, sans la grève dans le secteur public en novembre et en décembre 2023, le Québec aurait connu une croissance de son PIB? L’activité dans le secteur de l’éducation a reculé de 18,5 % de novembre à décembre.

Cela dit, le PIB par habi‐ tant du Canada et du Québec est en chute. La croissance démographi­que est telle ces jours-ci que la richesse par habitant recule. L’économie, déjà en panne, a du mal à in‐ tégrer complèteme­nt un ajout aussi rapide à sa popu‐ lation.

Des finances publiques en difficulté

L’une des répercussi­ons importante­s de l’économie qui stagne, c’est la hausse des déficits. Après le Québec, qui a annoncé un déficit de 11 milliards de dollars en 2024-2025 (8,8 milliards avant le versement au Fonds des génération­s), c’était au tour de l’Ontario, cette se‐ maine, d’annoncer une hausse marquée de son défi‐ cit. Pour l’exercice qui s’amorce, l’administra­tion Ford prévoit un déficit de 9,8 milliards de dollars, alors qu’il y a quelques mois à peine, le gouverneme­nt avait une prévision déficitair­e de 5,3 milliards.

Par rapport à l’importance de l’économie, le déficit de l'Ontario représente 0,9 % de son PIB, alors que celui du Québec, avant le versement au Fonds des génération­s, monte à 1,5 % du PIB. Parmi les provinces canadienne­s, seuls le Nouveau-Brunswick et l’Alberta réussissen­t à pré‐ voir des surplus.

La hausse du coût de la vie, la poussée de l’inflation et la majoration rapide des taux d’intérêt ont entraîné une montée rapide de l’an‐ xiété financière dans la popu‐ lation, qui s’est transformé­e en ressentime­nt face aux po‐ litiques de la plupart des gouverneme­nts. Alors que la croissance économique est à zéro et que les taux d’insatis‐ faction populaires à propos des actions des États gran‐ dissent, les gouverneme­nts sont pris au piège.

Ils ne peuvent pas trop dépenser, alors qu’on tente de calmer l’inflation. Les re‐ venus ralentisse­nt de façon significat­ive, alors que plu‐ sieurs économies sont en stagnation ou en récession (si on peut nommer la chose ainsi!), sans compter les pro‐ blèmes de productivi­té. Et l’idée d’augmenter les taxes ou les impôts est tellement impopulair­e que les leaders politiques l’excluent d’em‐ blée.

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