Taxe sur le carbone : démêler le vrai du faux
Justin Trudeau les invoque pour défendre sa tarifica‐ tion sur le carbone, Pierre Poilievre les utilise pour tenter de la démolir : les chiffres du directeur parle‐ mentaire du budget Yves Giroux sont récupérés à toutes les sauces. Tour d’horizon pour y voir plus clair et aperçu des batailles à venir.
Devant ses troupes réunies en caucus la semaine dernière, Pierre Poilievre martelait pour la énième fois son intention de mettre la hache dans la taxe sur le car‐ bone advenant une victoire des conservateurs aux pro‐ chaines élections. Mais il a aussi donné un avant-goût de son nouvel angle d’at‐ taque : désormais, il s’en prendrait à la désinformation dangereuse de Justin Tru‐ deau sur la tarification sur le carbone.
Agitant des papiers avec les données d’un rapport du directeur parlementaire du budget (DPB) Yves Giroux pu‐ blié l’an dernier, le chef conservateur a soutenu que, dans la majorité des cas, les ménages paient davantage en taxe que ce qu’ils re‐ çoivent en remboursement d’Ottawa. Nous savons que c’était un mensonge quand Trudeau a dit que vous rece‐ viez plus avec les rembourse‐ ments, a-t-il lancé devant ses députés et sénateurs.
Quelques heures plus tard, à la période de ques‐ tions aux Communes, Justin Trudeau rétorquait précisé‐ ment l’inverse, en invoquant lui aussi les rapports du DPB. Le rapport du directeur par‐ lementaire du budget in‐ dique clairement que, dans toutes les régions du pays où la tarification de la pollution s'applique, huit familles cana‐ diennes sur dix récupèrent chaque année plus d'argent que ce qu'elles déboursent.
Qui dit vrai?
La réponse simple et plate, c'est que les deux ont raison, explique Yves Giroux en entrevue. L'apparente contradiction, c'est que les deux regardent deux côtés différents de la même mé‐ daille.
Ainsi, Justin Trudeau a rai‐ son d’avancer que, dans les provinces où la taxe fédérale s'applique, les Canadiens touchent un remboursement supérieur au montant qu’ils déboursent en taxe. En d’autres termes, si on abolis‐ sait la tarification comme le souhaitent les conservateurs, cela appauvrirait 8 per‐ sonnes sur 10.
Mais Pierre Poilievre est lui aussi exact, selon Yves Gi‐ roux, si l’on tient compte des effets de la tarification sur l’économie globale, en in‐ cluant les secteurs qui pro‐ duisent ou utilisent des car‐ burants fossiles.
L'activité économique, les profits, l'emploi sont un peu plus faibles dans ces sec‐ teurs-là que dans un scéna‐ rio où il n’y aurait pas de taxe carbone, note Yves Giroux. Les ménages reçoivent un peu moins dans leur en‐ semble : un peu moins de sa‐ laire, un peu moins de rende‐ ment de leurs investisse‐ ments, par exemple.
Le DPB insiste toutefois sur un point qu’il juge crucial : Du moment où on décide qu'on va lutter contre les changements climatiques et qu'on va viser à réduire nos émissions, tout ce qu'on fait va avoir un coût.
Ainsi, les solutions de re‐ change à la tarification sur le carbone - que ce soit des subventions ou un resserre‐ ment de la réglementation environnementale - ont elles aussi un impact sur le trésor public ou les finances per‐ sonnelles des gens. Elles sont généralement jugées par les économistes comme des me‐ sures plus coûteuses et moins efficaces.
Le coût de ne rien faire, lui, est beaucoup plus difficile à quantifier, mais il pourrait être astronomique. Yves Gi‐ roux s’était risqué à tenter d’évaluer le coût de l’inaction dans un rapport publié en novembre 2022. Il en était venu à la conclusion que l’im‐ pact des changements clima‐ tiques ferait chuter le PIB réel du Canada de 5,8 % d’ici 2100. Il avait toutefois signalé les limites de son analyse, notant que les changements climatiques auront égale‐ ment de nombreux effets, tels que l’incidence sur la santé, le bien-être, la nature et les écosystèmes.
Une deuxième taxe car‐ bone?
Dans son discours devant son caucus, Pierre Poilievre a aussi mis en garde les Cana‐ diens - et les Québécois contre les effets d’une deuxième taxe carbone. La deuxième taxe carbone s'ap‐ plique directement au Qué‐ bec, 17 sous le litre, ou 20 sous si on ajoute la taxe de vente sur la taxe de l'essence.
La mesure à laquelle le chef conservateur fait réfé‐ rence n’est pas une taxe, en réalité. Il s’agit plutôt du Rè‐ glement sur les combustibles propres, qui exige une réduc‐ tion de 15 % de l’intensité carbone des carburants d’ici 2030, par rapport aux ni‐ veaux de 2016. En d’autres mots, Ottawa souhaite que l’essence et le diesel qui sortent des raffineries soient graduellement plus propres au fil du temps.
Ce n'est pas une taxe, rec‐ tifie le DPB. Mais c'est une fa‐ çon de rendre les carburants un peu moins émetteurs de gaz à effet de serre, ce qui a comme effet collatéral d'aug‐ menter les coûts de ces car‐ burants-là.
Dans un rapport qu'il avait fait paraître en mai der‐ nier, il estimait que le niveau plus élevé des exigences se traduirait par une augmenta‐ tion du prix de l'essence de 17 cents le litre. Il évaluait toutefois que ce coût ne se ferait pas sentir immédiate‐ ment, mais plutôt en 2030.
Ainsi, non seulement la deuxième taxe n’en est pas une, mais les effets du nou‐ veau Règlement ne se font pas sentir immédiatement sur le portefeuille des Cana‐ diens.
Bataille du message : 2e round
Les libéraux ont mis du temps à comprendre à quel point il est facile d'avoir le tournis devant cette ava‐ lanche de chiffres et com‐ ment les conservateurs tirent profit de cette confusion.
Pendant des mois, les li‐ béraux ont laissé la plus grande partie de l’espace mé‐ diatique aux conservateurs sur cette question, si bien que cette mesure phare est plus menacée que jamais. Ils jouent maintenant du coude pour reprendre un peu la place devant les micros.
Justin Trudeau a envoyé mardi une lettre aux pre‐ miers ministres des pro‐ vinces récalcitrantes pour leur vanter les mérites de la tarification du carbone et leur rappeler qu’ils ont le loi‐ sir d’adopter le système qui leur convient.
L'affrontement entre ces provinces et Ottawa semble tellement cristallisé qu’il se‐ rait fort surprenant que le premier ministre les convainque avec une simple missive. Sa lettre s’inscrit plu‐ tôt dans une démarche plus large, visant à persuader les électeurs du bien-fondé de sa politique.
Mercredi, Justin Trudeau a également haussé le ton en déplorant que ces premiers ministres se plaignent, at‐ taquent et dupent les Cana‐ diens pour des gains poli‐ tiques. Les politiciens conser‐ vateurs ne disent pas la vé‐ rité, a-t-il tranché.
Cette semaine, des écono‐ mistes des quatre coins du pays ont par ailleurs senti le besoin de voler au secours des libéraux en signant une lettre ouverte déboulonnant cinq mythes tenaces sur la tarification carbone.
Ce qui me choque, c’est l'ensemble des mythes. On dirait que c'est une stratégie coordonnée, note en entre‐ vue l’une des signataires de
la lettre, Maya Papineau, de l’Université Carleton.
Si les conservateurs veulent atteindre nos cibles, oui, il y a d'autres méthodes, mais toutes les autres mé‐ thodes vont coûter plus aux ménages et plus à l’écono‐ mie, note l’économiste.
Alors que Justin Trudeau
Trudeau semble avoir perdu le premier round de la ba‐ taille du message sur la tarifi‐ cation du carbone, le pro‐ chain n’est pas nécessaire‐ ment gagné pour Pierre Poi‐ lievre.
Pour l’instant, le chef conservateur n’a pas spécifié s’il maintiendrait les cibles de réduction des gaz à effet de serre du Canada ni comment il s’y prendrait concrètement pour lutter contre les chan‐ gements climatiques.
Avec la collaboration de Marie Chabot-Johnson