Israël-États-Unis : vers la rupture?
En ce sixième mois de guerre à Gaza, quelque chose s’est « cassé » entre les États-Unis et Israël, ou à tout le moins s’est « fêlé ».
Pendant les cinq mois précédents, malgré un ma‐ laise croissant chez l’allié in‐ défectible d’un demi-siècle (en gros, de 1970 à au‐ jourd’hui), l’administration Bi‐ den avait ravalé les insultes et le mépris à peine voilé en provenance de Jérusalem.
Résistant à la montée d’in‐ dignation internationale de‐ vant la tragédie palesti‐ nienne, Washington a, tel un vieux mari fidèle, sorti trois fois au Conseil de sécurité de l’ONU (le 18 octobre, le 8 dé‐ cembre et le 20 février) son fameux veto pour réaffirmer le bouclier diplomatique et le soutien sans faille des ÉtatsUnis à Israël.
Trop, c’est trop
Mais trop, c’est trop. L’hor‐ reur à Gaza et les pieds de nez d’Israël ne passent plus à Washington. Cela s’est tra‐ duit, le 25 mars, par un histo‐ rique pas de côté des ÉtatsUnis lors du vote sur une ré‐ solution pour un cessez-lefeu immédiat dans la bande de Gaza. Résolution adoptée à l’unanimité, moins une abs‐ tention… celle que l’on sait.
Pour mémoire : tout vote contre au Conseil de sécurité par l’un des cinq membres permanents revient à couler une proposition.
Ce vote marque symboli‐ quement la fin d’une époque, celle qui se traduisait par un alignement quasi systéma‐ tique des États-Unis derrière les positions d'Israël. On a bien écrit ici l’alignement des États-Unis derrière Israël, et non l’inverse.
En fait, et pour être précis, il y a bien eu, périodique‐ ment, des montées de ten‐ sion et d’exaspération à Wa‐ shington envers le comporte‐ ment de l’État hébreu à l’in‐ ternational, et spécifique‐ ment envers les Palestiniens.
Il est même vrai que, depuis les années 1970, d’autres ad‐ ministrations et d’autres pré‐ sidents ont pu, très rare‐ ment, laisser passer une ré‐ solution pas gentille envers Israël.
Le dernier en date était Barack Obama - que Néta‐ nyahou méprisait profondé‐ ment - juste avant de quitter le pouvoir, en décembre 2016. Il s’était abstenu sur une résolution critiquant l’ex‐ pansion des colonies juives en Cisjordanie. Mais au total, malgré quelques exceptions, une bonne cinquantaine de vetos ont été déposés par les États-Unis pour protéger Is‐ raël au fil du temps, de la co‐ lonisation juive et des guerres au Moyen-Orient.
Juridiquement gnant? contrai‐
Un mot sur les votes au Conseil de sécurité, qui acca‐ parent beaucoup l’attention médiatique. Officiellement, ils sont juridiquement contraignants. Et ce, même si deux officiels américains l'ambassadrice à l'ONU, Linda Thomas-Greenfield, et John Kirby, porte-parole du Conseil national de défense se sont emberlificotés dans leurs déclarations en préten‐ dant, juste après le vote du 25 mars et devant la colère de Nétanyahou, qu’il n’était pas contraignant.
Or, ces votes le sont bel et bien officiellement. Ils sont même réputés créer le droit international - par opposition aux résolutions de l’Assem‐ blée générale de l’ONU qui sont simplement déclara‐ toires. Bien entendu, il y a toutefois un fossé entre la théorie et la pratique.
Dans les faits, les résolu‐ tions adoptées au Conseil de sécurité - celles qui ont pu se faufiler entre les vetos des uns et des autres - restent souvent lettre morte… et s’avèrent donc tout aussi dé‐ claratoires, de facto, que leurs équivalents à l’Assem‐ blée générale. On l’a bien vu à Gaza dans les jours suivant ce dernier vote.
Israël est bien connu pour s’asseoir sur les résolutions du Conseil de sécurité. La fa‐ meuse 242 de 1967 déclarait illégales les acquisitions de territoire par la force, ce qui n’a pas empêché un demisiècle de colonisation à Jéru‐ salem-Est et en Cisjordanie. Il y a les textes, il y a la loi et il y a les faits sur le terrain.
Une divergence plus grave que les précédentes
Cet événement du 25 mars est-il différent des sautes d’humeur antérieures, dans l’histoire des votes à l’ONU et des aléas de la rela‐ tion israélo-américaine? C’est possible, bien qu’il soit pré‐ maturé de déduire que la fê‐ lure aboutira forcément à une rupture.
Pour autant, la divergence paraît plus grave que toutes celles qui l’ont précédée. Dans l’éloignement qui se dessine entre Washington et Jérusalem, il y a des facteurs structurels qui n’existaient pas auparavant. Ils ont un rapport avec la politique inté‐ rieure de chacun des deux pays.
En Israël, la montée et l’emprise des religieux d’ex‐ trême droite, adeptes de la colonisation intégrale qui ins‐ pirent et soutiennent une po‐ litique intransigeante et vio‐ lente à l’encontre des Palesti‐ niens, rendent de moins en moins fréquentable le gou‐ vernement israélien.
Conséquence : ce dernier devient progressivement un paria à l’international. La une du magazine The Economist daté du 23 mars représente un drapeau israélien amo‐ ché, courbé, planté dans le sable, avec la manchette : Is‐ raël seul.
L’opinion publique amé‐ ricaine bouleversée
Aux États-Unis, il y a aussi des craquements importants dans l’opinion publique, qui a pas mal bougé sur cette question depuis quelques années - et encore plus de‐ puis cinq mois. Et il ne s’agit pas d’abord de facteurs dé‐ mographiques : les Juifs ne forment aux États-Unis que 2,4 % de la population, et les Arabes 1 % (les Américains de confession musulmane représentent 1,4 %). L’impor‐ tance de cette histoire dé‐ passe donc largement ces pourcentages assez insigni‐ fiants.
Alors que pendant des dé‐ cennies, la cause palesti‐ nienne ne valait pratique‐ ment rien dans l’opinion pu‐ blique américaine - sans lobby influent - et que la dé‐ fense de l’État d’Israël faisait au contraire consensus (ou en tout cas, était très majori‐ taire, dans la population comme chez les élus démo‐ crates et républicains), ce n’est plus vrai aujourd’hui.
On peut presque dire que la tendance s’inverse, parti‐ culièrement chez les plus jeunes et au Parti démocrate.
Un sondage Gallup publié ce mercredi 27 mars montre que pas moins de 55 % des Américains désapprouvent aujourd’hui la politique d’Is‐ raël à Gaza. En novembre, le chiffre était de 45 %. Chez les jeunes de moins de 30 ans, le désaveu de la politique d’Is‐ raël - et parallèlement, le désaveu de l’appui américain à l’État hébreu - monte jus‐ qu’à 70 % des personnes in‐ terrogées.
Chez les électeurs démo‐ crates, l’appui à Israël dégrin‐ gole. Il était de 36 % en no‐ vembre, il est de 18 % au‐ jourd’hui. Même chez les ré‐ publicains, il est passé en quatre mois de 71 % à 64 %. C’est donc un véritable boule‐ versement dans l’opinion pu‐ blique : il n’y a plus de consensus israélien aux États-Unis.
Biden joue sa réélection
On peut sans doute croire le président Biden lorsqu’il confie à des proches qu’il est bouleversé par la souffrance des Palestiniens menacés de famine, et qu’il est totale‐ ment exaspéré du mépris ré‐ itéré de Nétanyahou devant les appels à la modération.
Toutefois,, il y a d’autres raisons qui expliquent, au‐ jourd’hui, le changement gra‐ duel de politique des ÉtatsUnis vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens, exprimé de fa‐ çon spectaculaire par ce nonvote du 25 mars à l’ONU : des raisons électorales.
Car il y a maintenant, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, un véritable lobby propalesti‐ nien qui peut changer les choses et qui pourrait peutêtre même faire ou défaire la présidence de Joe Biden. Ça, c’est vraiment nouveau.