L’ARC aurait versé 37 millions de dollars à des fraudeurs
Matthew Pierce, Harvey Cashore Une déclaration sous ser‐ ment déposée auprès de la Cour canadienne de l’impôt et obtenue par l’émission The Fifth Estate de CBC ré‐ vèle comment de présumés escrocs auraient trompé le fisc et obtenu frauduleuse‐ ment 37 millions de dollars en fonds publics à titre de remboursement de taxes de vente.
Selon cette déclaration d’un agent du contentieux de l’Agence du revenu du Ca‐ nada, la société ontarienne Gold Line Telemanagement a fait preuve de négligence en soumettant des déclarations inexactes de paiement de TPS/TVH et en faisant partie d’un groupe d’entreprises qui ont participé à des transac‐ tions fictives.
Les avocats du cabinet KPMG, qui représente Gold Line Telemanagement, avaient demandé à la Cour que cette déclaration sous serment ne soit pas acces‐ sible au public, car elle aurait causé un préjudice irrépa‐ rable à leur client si elle avait été publiée.
À la suite d’une requête de CBC auprès du tribunal, KPMG a fait marche arrière et a déclaré que son client ne s’opposerait plus à la publica‐ tion de cette déclaration.
Fraude de type carrou‐ sel
Gold Line vend des cartes d’appels interurbains pré‐ payées et offre d’autres ser‐ vices dans le domaine des té‐ lécommunications depuis des décennies.
Depuis 2016, Gold Line achète et vend en vrac des minutes de liaisons télépho‐ niques sur Internet. Puis‐ qu’elle agissait comme inter‐ médiaire, cette entreprise a réclamé et obtenu 37 mil‐ lions de dollars en rembour‐ sements de taxes de vente. Cependant, l’ARC allègue qu’il s’agissait de transactions fic‐ tives.
Gold Line nie les alléga‐ tions de l’ARC, déclarant qu’il n’y a eu aucune tromperie, intentionnelle ou autre, et qu’elle effectuait réellement l’achat et la vente de ces mi‐ nutes de liaisons télépho‐ niques.
Certaines des entreprises de la chaîne d’approvisionne‐ ment de Gold Line sont elles aussi soupçonnées d’avoir participé à un stratagème si‐ milaire qui a fait l’objet d’un reportage des émissions En‐ quête et The Fifth Estate l’an‐ née dernière. L’ARC avait alors admis avoir versé plus de 63 millions de dollars en remboursements de taxes qu’elle jugeait illégitimes.
Le total des sommes ver‐ sées à tort dans ces deux dossiers, selon l’ARC, atteint donc 100 millions de dollars. Selon le fisc, il s’agirait d’une fraude carrousel, un type de fraude bien connu des auto‐ rités fiscales canadiennes de‐ puis de nombreuses années.
Cette fraude repose sur des chaînes d’approvisionne‐ ment complexes où de fausses entreprises et de fausses factures sont em‐ ployées pour créer l’appa‐ rence de transactions com‐ merciales légitimes.
Ce stratagème porte le nom carrousel en raison de la manière circulaire dont les transactions s’effectuent dans la chaîne d’approvision‐ nement montée de toute pièce.
Dans un carrousel, les so‐ ciétés se versent de grosses sommes d’argent, y compris les taxes de vente. Ces taxes doivent ultimement être re‐ mises au gouvernement, mais la société qui doit lui re‐ mettre l’argent disparaît avant de le faire.
Par ailleurs, la dernière société du carrousel exporte le produit à l’étranger - une vente détaxée -, puis elle ré‐ clame du gouvernement un remboursement pour les taxes qu’elle affirme avoir elle-même payées à son fournisseur.
L’État rembourse donc une taxe qu’il n’a jamais re‐ çue.
Transactions fictives
Selon une analyse de l’ARC, Gold Line a vendu 10 millions de minutes de plus qu’il n’en a achetées. Toute‐ fois, puisque Gold Line est un intermédiaire, ses ventes et ses achats devraient être re‐ lativement équivalents.
Il y a des preuves acca‐ blantes selon lesquelles Gold Line était en collusion avec ses fournisseurs et clients pour tromper l’ARC, selon l’af‐ fidavit de l’ARC.
L’ARC allègue que cette entreprise soit était sciem‐ ment impliquée dans le stra‐ tagème, soit a fait preuve de négligence, notant que Gold Line faisait affaire avec des fournisseurs canadiens qui n’étaient pas enregistrés pour percevoir la TPS ou la TVH, n’avaient pas les li‐ cences de télécommunica‐ tions appropriées, n’avaient pas de lieu d’affaires, n’avaient aucune expérience en télécommunications et n’avaient pas d’employés autres que l’actionnaire/di‐ recteur.
L’ARC a conclu que les transactions d’achat et de vente sont fictives.
En réponse aux alléga‐ tions du fisc, Gold Line sou‐ tient que les crédits d’impôt qu’elle a réclamés étaient en‐ tièrement basés sur les taxes qu’elle a payées à ses four‐ nisseurs canadiens.
D’autres entreprises de la chaîne d’approvisionnement ont également nié les alléga‐ tions de l’ARC. Aucun tribunal n’a tranché quant à la validité des allégations de l’ARC.
Dans certains cas, des en‐ treprises peuvent se retrou‐ ver au coeur d’une fraude car‐ rousel sans s’en rendre compte.
Combien doit-on perdre avant de s'apercevoir que notre système fiscal pourrait être vulnérable? demande
Mike Cheetham, un analyste des fraudes fiscales basé à Dubaï.
Si je dois jeter le blâme sur quelqu’un, c’est carré‐ ment sur l’ARC, dit-il.
M. Cheetham a comparu en tant qu’expert devant des comités de l’Union euro‐ péenne concernant les stra‐ tagèmes de type carrousel.
Il souligne que d’autres pays ont mis en place un mé‐ canisme dit d’autoliquidation dans certains secteurs parti‐ culièrement vulnérables à la fraude carrousel, comme les télécommunications et le commerce des métaux pré‐ cieux.
Les entreprises oeuvrant dans ces domaines sont exemptées de percevoir les taxes de vente afin de préve‐ nir les remboursements frau‐ duleux. C’est le client final qui doit payer les taxes directe‐ ment à l’État.
Il suffirait d’ajouter un seul paragraphe aux lois fis‐ cales pour réduire ce type de fraude, déclare-t-il. Ça fait 20 ans que c’est employé en Eu‐ rope, ce qui prouve que ça fonctionne.
Il estime que sans l’adop‐ tion de telles mesures, le sys‐ tème fiscal du Canada reste très vulnérable à ce genre de fraude. Je parie qu’il y a en‐ core cinq ou dix cas en cours maintenant qui n’ont pas en‐ core été découverts.
La ministre du Revenu na‐ tional, Marie-Claude Bibeau, n’a pas répondu à un courriel de CBC qui lui demandait pourquoi le gouvernement fédéral n’a pas mis en oeuvre les mesures préventives que l’Europe a adoptées depuis plus de 10 ans.
En novembre dernier, le député du Bloc québécois Jean-Denis Garon a déposé une motion pour que le Co‐ mité des finances de la Chambre des communes se penche sur cette question.
Quand des entreprises dans un stratagème de fraude carrousel utilisent l’ar‐ gent du contribuable par l’en‐ tremise de l’ARC comme un guichet automatique, il faut absolument mettre le pied sur le frein, a dit-il déclaré à Radio-Canada.
Il croit que le Canada de‐ vrait s’inspirer de l’expérience européenne pour lutter contre ce genre de fraude.
Quand on a un potentiel de fraude d’une grande am‐ pleur, ça érode la confiance du contribuable et c’est tout le monde qui paye, dit-il.
En janvier dernier, le dé‐ puté conservateur Gerald So‐ roka a demandé au gouver‐ nement de fournir une esti‐ mation des sommes versées erronément par l’ARC en rai‐ son de stratagèmes de type carrousel.
La ministre Bibeau a ré‐ pondu que l’ARC était inca‐ pable de fournir l’information parce qu’il n’y a pas de moyen systématique d’esti‐ mer le montant de tous les paiements non justifiés.
KPMG a fourni à Gold Line un soutien comptable ex‐ terne et a effectué l’audit des ses états financiers, mais le cabinet comptable n’a pas préparé les déclarations de TPS mises en cause.
Dans un courriel, KPMG déclare ne pas pouvoir faire de commentaires pour des raisons de confidentialité.
Gold Line aussi a refusé de commenter, car cette af‐ faire est devant les tribu‐ naux.
Avec la collaboration de Frédéric Zalac