Radio-Canada Info

L’ex-patron d’un tabloïd relate sa chasse aux scandales pour aider la campagne de Trump

- Sophie-Hélène Lebeuf

Après une brève audience tendue sur l'ordonnance imposant le silence à Do‐ nald Trump, les procureurs à son procès criminel ont repris mardi l'interroga‐ toire de leur premier té‐ moin, qu'ils placent au coeur d'un stratagème vi‐ sant à « corrompre l'élec‐ tion de 2016 ».

Si la première et brève portion du témoignage de l'ex-PDG du groupe de presse American Media Inc. (AMI) David Pecker, lundi, n'a servi qu'à mettre en lumière les pratiques de son groupe mé‐ diatique, cette deuxième par‐ tie a permis aux procureurs d'entrer dans le vif du sujet.

Leur témoin, qui a été as‐ signé à comparaîtr­e, a dé‐ taillé le stratagème visant à acheter et à supprimer de l’informatio­n négative visant Donald Trump, que les pro‐ cureurs avaient évoqué la veille.

Cette stratégie, connue en anglais sous l'expression catch and kill, est au coeur de leur thèse : Donald Trump a falsifié des documents après avoir fomenté un plan crimi‐ nel pour corrompre l’élection de 2016.

M. Pecker, un ami de longue date de Donald Trump, a expliqué comment il avait convenu de mettre son tabloïd The National En‐ quirer au service de la cam‐ pagne de celui qui briguait alors l'investitur­e républi‐ caine, en 2015 et 2016.

Il a indiqué avoir reçu un appel, en août 2015, le convoquant à la Trump To‐ wer. Michael Cohen m'a ap‐ pelé pour me dire que le pa‐ tron voulait me voir, a-t-il af‐ firmé.

Cette rencontre, qui a réuni Donald Trump, Michael Cohen et David Pecker, est à l'origine de la conspirati­on criminelle alléguée par les procureurs.

Le septuagéna­ire a d'ailleurs affirmé que sa rela‐ tion avec le magnat de l'im‐ mobilier, qui remonte aux années 1980, s'était resser‐ rée à cette période.

Lors de cette réunion, Do‐ nald - Donald Trump - et Mi‐ chael m'ont demandé ce que je pouvais faire - et ce que mes revues pouvaient faire pour aider la campagne.

David Pecker, ancien PDG d'American Media Inc.

Il aurait offert d'avertir l'homme de confiance de Do‐ nald Trump des informatio­ns négatives qu'il entendrait au sujet de l'homme d'affaires new-yorkais, particuliè­re‐ ment concernant ses rela‐ tions avec les femmes. Je se‐ rai vos yeux et vos oreilles, s'est-il rappelé avoir dit.

Dans [un contexte de] campagne présidenti­elle, je pensais qu'il y aurait beau‐ coup de femmes qui essaie‐ raient de vendre leurs his‐ toires, parce que M. Trump était vu comme le célibatair­e le plus en vue, et qu'il sortait avec les plus belles femmes, a déclaré M. Pecker.

Deux récits enterrés

Les procureurs ont com‐ mencé à interroger le témoin sur deux histoires que le Na‐ tional Enquirer a supprimées.

La première est celle d'un ancien portier de la Trump Tower, qui affirmait que Do‐ nald Trump avait eu un en‐ fant illégitime. Le groupe de presse lui a donné 30 000 $ US, mais a déterminé que ses assertions étaient fausses.

J'ai pris la décision d'ache‐ ter l'histoire parce que cela aurait pu embarrasse­r la campagne et monsieur Trump.

David Pecker, ancien PDG d'American Media Inc.

Le deuxième cas est celui d'une autre femme ayant al‐ légué avoir eu une relation avec Donald Trump, Karen McDougal, une ancienne mannequin de Playboy, qui soutient pour sa part avoir été la maîtresse de Donald Trump entre 2006 et 2007.

Le National Enquirer lui a versé 150 000 $ US pour avoir les droits exclusifs sur son histoire, qui n'a jamais été publiée, en accord avec le schéma du catch and kill.

Les deux paiements dé‐ passaient de loin les mon‐ tants que la publicatio­n ver‐ sait habituelle­ment à ses sources, a spécifié M. Pecker.

Donald Trump a nié avoir eu une aventure avec Mme McDougal ainsi qu'avec une autre maîtresse alléguée, Ste‐ phanie Clifford, davantage connue sous son nom pro‐ fessionnel d'actrice porno‐ graphique, Stormy Daniels. Les deux femmes sont des témoins potentiell­es dans cette affaire.

Publier des histoires né‐ gatives sur les rivaux de M. Trump

Le plan était aussi de pu‐ blier des articles négatifs sur les adversaire­s républicai­ns et démocrates de M. Trump, a indiqué M. Pecker. Les ins‐ tructions que donnait Mi‐ chael Cohen, à lui ou à Dylan Howard, alors rédacteur en chef du National Enquirer, in‐ diquaient quel candidat ci‐ bler et quelle direction prendre, a-t-il dit, souvent en fonction des sondages.

M. Pecker lui soumettait ensuite un document en for‐ mat PDF de ces histoires avant la publicatio­n.

Le tabloïd a par exemple allégué que le père de Ted

Cruz, rival de M. Trump pen‐ dant la course à l'investitur­e républicai­ne de 2016, avait participé à l'assassinat du président John F. Kennedy, puis que la démocrate Hillary Clinton était en phase termi‐ nale. D'autres textes allé‐ guaient que M. Cruz avait cinq maîtresses, dont une ac‐ trice de cinéma pornogra‐ phique.

Les procureurs ont mon‐ tré en cour certaines des couverture­s du National En‐ quirer.

M. Pecker a par ailleurs précisé que Hope Hicks, l'an‐ cienne directrice des commu‐ nications de la campagne Trump, entrait et sortait de la salle lors de cette fameuse rencontre avec MM. Trump et Cohen. Cette précision met la table pour le probable témoi‐ gnage de celle qui a fait par‐ tie de la garde rapprochée de l'ex-président.

Les réponses du magnat des médias sont venues étof‐ fer le témoignage qu'il avait, très brièvement, amorcé la veille après les déclaratio­ns d'ouverture de l'accusation et de la défense.

Lundi, l'ancien PDG d'AMI a décrit les pratiques du ta‐ bloïd sensationn­aliste, qui payait certaines sources pour leurs histoires. Ce genre de pratique des tabloïds est cri‐ tiqué dans le milieu journalis‐ tique.

En 2018, l'entreprise de presse de M. Pecker a conclu une entente à l'amiable avec les procureurs fédéraux dans laquelle elle reconnaiss­ait avoir violé les lois sur le fi‐ nancement électoral, en lien avec l'enquête sur cette af‐ faire, ce qui lui a évité des poursuites.

MM. Trump et Pecker, dont l'amitié a persisté pen‐ dant des décennies, ne se parlent plus, selon CNN.

Un dossier compliqué

Donald Trump est notam‐ ment accusé d'avoir falsifié des documents financiers pour dissimuler le rembour‐ sement d’un paiement versé à Stormy Daniels, afin de fa‐ voriser sa victoire électorale.

Il fait face à 34 chefs d’ac‐ cusation pour autant de do‐ cuments falsifiés.

Fait à noter, il est accusé de falsificat­ion de documents au premier degré. En vertu de la loi new-yorkaise, lorsque la falsificat­ion de do‐ cuments est faite dans le but

de couvrir d’autres crimes, comme ce que soutiennen­t les procureurs dans ce dos‐ sier, l'infraction est considé‐ rée plus grave et est passible d'une peine plus sévère.

Les procureurs arguent que Donald Trump a tenté de dissimuler des crimes liés à plus d'une loi, dont la loi élec‐ torale new-yorkaise qui inter‐ dit de conspirer pour pro‐ mouvoir une candidatur­e par des moyens illégaux.

Cette différence explique pourquoi les procureurs, avant de s'attaquer aux accu‐ sations de falsificat­ion de do‐ cuments, accordent une si grande importance à ce stra‐ tagème présumé.

Le juge réprimande la défense

La journée s'est amorcée loin des oreilles des jurés : le juge Juan Merchan a tenu une audience à la demande des procureurs, qui arguent que Donald Trump a contre‐ venu, une dizaine de fois en quelques jours, à l'ordon‐ nance restreigna­nt ce qu'il a le droit de dire publique‐ ment, notamment sur les té‐ moins potentiels.

Et la situation a semblé mal se présenter pour la dé‐ fense.

Il n'y a absolument pas eu de violation délibérée de l'or‐ donnance de bâillon, a as‐ suré l'avocat principal du po‐ liticien républicai­n, Todd Blanche.

Son client, que ce soit sur son site de campagne ou sur son réseau social Truth So‐ cial, n'a fait que répondre aux attaques politiques qui se sont intensifié­es au cours des dernières semaines, a-t-il plaidé.

Selon des reporters de médias américains sur place, le juge a haussé le ton en s'adressant à lui.

Ce que je constate, c'est que je n'arrête pas de vous demander une réponse pré‐ cise et que je n'obtiens pas de réponse, lui a-t-il repro‐ ché.

Je vous ai demandé huit ou neuf fois de me montrer le message exact auquel il ré‐ pondait. Vous avez été inca‐ pable de le faire, ne serait-ce qu'une fois.

Je dois vous dire que vous perdez toute crédibilit­é au‐ près de la cour.

Juan Merchan, juge de la Cour suprême de l'État de New York

Le juge Merchan, qui n'a pas encore tranché sur la question, pourra décider de lancer un avertissem­ent au célèbre accusé, de le sou‐ mettre à une amende ou de le faire emprisonne­r, une hy‐ pothèse toutefois très peu probable.

Avant le procès, le magis‐ trat a interdit à l'ancien pré‐ sident de s'en prendre publi‐ quement aux témoins, aux jurés et au personnel du tri‐ bunal, une restrictio­n qu'il a ensuite étendue aux membres de sa propre fa‐ mille et à celle du procureur du district de Manhattan, Al‐ vin Bragg.

Donald Trump conserve cependant le droit de criti‐ quer le juge ainsi que le pro‐ cureur Bragg.

De leur côté, les procu‐ reurs ont soutenu que les violations de l'ordonnance étaient délibérées au-delà de tout doute raisonnabl­e.

Ils ont réclamé que M. Trump soit soumis à une amende de 1000 $ US pour chaque violation de l'ordon‐ nance.

Dans une de ses publica‐ tions, l'ex-président a par exemple traité deux per‐ sonnes d'ordures, se référant vraisembla­blement à Michael Cohen et Stormy Daniels, deux témoins potentiels.

Les procureurs ont aussi dit trouver très préoccupan­t un message concernant les jurés. La semaine dernière, le politicien de 77 ans a cité un animateur de Fox News, qui a ouvertemen­t remis en question l'impartiali­té des ju‐ rés choisis, dépeints comme des activistes de gauche.

La semaine dernière, une des jurés s'est désistée, de peur de voir son identité ré‐ vélée. L'anonymat des jurés est préservé pour leur pro‐ tection.

Si Donald Trump condamne, avant et après les audiences, le procès dont il fait l'objet, c'est l'ordonnance de silence qui lui est imposée qui s'est trouvée au centre de ses récriminat­ions mardi.

Pendant la pause qui a suivi ce débat, il a conspué le juge Merchan sur Truth So‐ cial, réclamant qu'il se ré‐ cuse.

Il a SUPPRIMÉ MON DROIT CONSTITUTI­ONNEL À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION, at-il écrit en majuscules, dé‐ nonçant un TRIBUNAL BI‐ DON.

Il est revenu à la charge au terme de l'audience, bran‐ dissant devant les médias ce qu'il a présenté comme des articles critiquant le procès.

J'aimerais vous parler, j'ai‐ merais vous dire tout ce que j'ai sur le coeur, mais je ne peux pas le faire parce que j'ai une ordonnance de si‐ lence, s'est-il plaint.

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