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DOSSIER : AUTOPSIE D’UN GOUROU

- PAR JEAN-FRANÇOIS CYR –

Depuis de nombreuses années, les histoires de groupes sectaires défraient les manchettes et marquent le quotidien de nombreuses personnes. On n’a qu’à penser à Moïse Thériault ou encore à l’ordre du Temple solaire et nous voilà dans un univers mystérieux, mais ô combien inquiétant en même temps. Qu’en est-il des « gourous » à l’aube de 2019? Qui sont-ils? Comment agissent-ils? Et, surtout, que faire si on croit que l’un de nos proches est aux prises avec un leader totalitair­e?

LE BON ET LE MOINS BON

Ces histoires de gourou dépeignent souvent le portrait d’individus reconnus pour leurs pouvoirs surnaturel­s de guérisseur­s ou leurs connaissan­ces extraordin­aires du monde. Évidemment, on ne peut passer à côté des sombres tableaux dans lesquels un individu manifeste une forte emprise sur certaines personnes, en raison de leur grande force de séduction ou encore de leur capacité à communique­r avec le divin. Malheureus­ement, dans plusieurs cas couverts par les médias, les généralité­s et les préjugés sont nombreux.

D’abord, il faut préciser qu’un gourou responsabl­e peut répondre adéquateme­nt aux demandes de quelqu’un dans le besoin. « Par exemple, on peut faire appel à ses services – gratuiteme­nt ou non – et obtenir des résultats bénéfiques, affirme Mike Kroveld, fondateur et directeur d’info-secte, un organisme à but non lucratif fondé à Montréal en 1980. Sans coercition, une personne peut très bien vivre un rapport positif avec une autre personne d’influence. Il arrive dans la vie, pour diverses raisons, qu’on ait besoin d’une aide ou de guidance. »

« Dans de nombreux contextes, les mots gourou, leader, secte ou mouvement religieux ont des connotatio­ns péjorative­s. Cette image négative, qui est souvent imprégnée dans la tête des gens, doit être démystifié­e. Les groupes sectaires extrémiste­s ne représente­nt qu’une petite part de la réalité, poursuit-il. Je dirais que moins de 1 % des groupes sont vraiment néfastes pour les gens. Je parle de ceux qui provoquent des abus psychologi­ques et physiques. Ainsi, les leaders radicaux sont assez rares. Cette nuance est très importante. »

D’ailleurs, Lorraine Derocher, sociologue et professeur­e à l’université de Sherbrooke qui se spécialise sur la question des enfants qui ont grandi au sein de groupes sectaires ou de communauté­s fermées, affirme qu’il est nécessaire d’utiliser un autre terme que le mot gourou, qui est en fait un mauvais emprunt à la communauté hindoue. En Inde, le mot gourou désigne maître spirituel (qui a des disciples). « On ne devrait pas utiliser ce terme, qui est une insulte pour les hindous. C’est une dérive sémantique. Pour qualifier les chefs de groupes qui dérapent dans la dictature, l’autoritari­sme, on devrait utiliser le terme chef narcissiqu­e ou encore leader totalitair­e. »

La secte totalitair­e, quant à elle, désigne un groupe dirigé par un individu – la plupart du temps un homme – qui exerce un contrôle absolu (ou presque) sur la vie des membres, que ce soit dans leur travail, leurs loisirs, leur vie de couple, l’éducation de leurs enfants, etc. Bien entendu, la grande majorité des groupes fermés – dits sectaires – ne sont pas totalitair­es.

De l’avis de madame Derocher, il est en effet plus pertinent de parler de groupe sectaire pour qualifier « le groupe fermé qui est en rupture avec les valeurs de notre société moderne dominantes comme les valeurs économique­s, la science, la performanc­e, le consuméris­me, l’individual­isme (droits individuel­s), la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes ». Le groupe peut préférer les valeurs communauta­ires, la mise en commun des biens, le mariage, la procréatio­n, la soumission de la femme à l’homme, etc. Toutefois, elle souligne qu’un groupe marginal, aux croyances originales, n’est pas nécessaire­ment un milieu dangereux.

AU FIL DU TEMPS

Par ailleurs, Info-secte ne dispose pas de liste noire de leaders radicaux ou de mouvements dangereux, tout simplement parce qu’une telle liste est impossible à compiler, aux dires de Mike Kroveld. En plus, elle ne servirait à rien, car les mouvements évoluent constammen­t. Bien entendu, l’organisme détient des informatio­ns sur plusieurs groupes actifs ou qui ont existé dans le passé. Toutefois, ces données ne sont pas nécessaire­ment négatives et impliquent rarement des actes violents (comme au sein de la secte du Québécois Roch Moïse Thériault ou encore de l’ordre du Temple solaire). « Si oui, cette violence est généraleme­nt interne, tient à souligner monsieur Kroveld. Évidemment, il y a des exceptions. »

« On doit regarder l’impact de tous les groupes dans la continuité. Il faut évaluer comment chacun se développe dans la durée. Il faut ensuite analyser s’il y a un potentiel de risque. Si oui, on doit tenter de découvrir si ce risque est limité à certaines

DANS L’ACTUALITÉ NATIONALE ET INTERNATIO­NALE, DE NOMBREUX ARTICLES ET REPORTAGES ÉVOQUENT DES HISTOIRES IMPLIQUANT UN INDIVIDU IDENTIFIÉ COMME ÉTANT UN GOUROU, UN TERME UTILISÉ À TORT POUR DÉFINIR UN LEADER RADICAL OU TOTALITAIR­E. PAR EXEMPLE, L’HISTOIRE DE L’AMÉRICAIN KEITH REINIERE, QUI MARQUERAIT SES ADEPTES FÉMININES AU FER ROUGE, A FAIT LE TOUR DU MONDE.

QU’EST-CE QU’UN GOUROU EN 2018-2019? COMMENT PARVIENT-IL À MANIPULER À CE POINT LES GENS AUTOUR DE LUI? COMMENT EXPLIQUER CETTE RELATION COMPLEXE ENTRE L’ADEPTE D’UN GROUPE ET SON GOUROU? SUMMUM S’EST PENCHÉ SUR CE DÉLICAT SUJET.

personnes ou à l’ensemble des membres actifs ou potentiels. On parle des individus, mais aussi des familles. »

Ainsi, le diable se cache dans les détails… au fil du temps.

Cette informatio­n sur les groupes sectaires et leur leader est recueillie de multiples manières : messagerie internet, sites web, bulletins, revues scientifiq­ues, articles journalist­iques, documents gouverneme­ntaux, études académique­s, jugements de cour, etc. Selon Mike Kroveld, Info-secte serait le centre détenant le plus d’informatio­ns sur les groupes sectaires en Amérique du Nord.

LES DIFFÉRENTS TYPES DE GOUROU

Dans un texte publié en 2013, Mike Kroveld et la sociologue de l’université de Moncton, MarieAndré­e Pelland, ont défini la relation adepte-leader. Celle-ci est salutaire quand elle « permet de combler un besoin, dedonnerde l’espoir, d’apaiser les tensions ressenties ». La relation est donc dépendante de la capacité du leader à combler certaines privations ressenti es par l’ adepte. Au nombre de celles-ci, notons:

• matérielle­s (emploi, nourriture); • sociales (groupe d’appartenan­ce, amis, activités); • morales (code de vie, philosophi­e, normes); • psychiques (apaisement d’angoisses, sens à la vie, sensations intenses). Pour d’autres, la relation entre un leader et un adepte est un rapport coercitif. « Ainsi, malgré des doutes, des questionne­ments, une personne va maintenir le lien qui l’unit au groupe en raison de la présence d’un leader charismati­que qui séduit l’adepte à maintenir son lien. Ce dernier est également maintenu parce que le membre reconnaît que la philosophi­e du groupe est l’unique vérité, la seule qui permettra d’atteindre l’objectif poursuivi par le leader et l’adepte (accès au paradis, atteinte de la perfection, guérison). Dans ce cadre de référence, le groupe est donc souvent décrit comme bon et le monde extérieur comme mauvais. »

Certains membres perdront même leur capacité de discerneme­nt et de jugement, selon l’intensité de cette relation. Ils seront donc entièremen­t assujettis au leader. « Le leader ressent un besoin constant d’être rassuré quant à sa grandeur; il se doit donc de préserver la ferveur de ses membres », peut-on aussi lire dans le texte signé Kroveld et Pelland.

En cas de relation coercitive, mentionnon­s que les torts encourus sont souvent complexes. Ils peuvent être financiers, psychologi­ques (traumatism­es, séquelles diverses, anxiété, colère, etc.) et physiques (blessures, traumatism­es, abus, etc.).

MOINS DE 1 % DES GROUPES SONT VRAIMENT NÉFASTES POUR LES GENS

LES STRATÉGIES DU LEADER TOTALITAIR­E

Afin de bâtir une forte relation adepte-leader, celui-ci, avec l’aide de ses membres ou non, utilise des stratégies variées pour attirer et acquérir des adeptes dans son groupe. « Les premières stratégies consistent à séduire l’autre. Il est important de se présenter comme une personne ayant d’excellente­s connaissan­ces, d’expliquer Dianne Casoni, psychologu­e et professeur­e à l’école de criminolog­ie de l’université de Montréal. D’autre part, le gourou doit démontrer qu’il a des capacités presque surhumaine­s. Il doit faire croire qu’il mérite l’admiration et, éventuelle­ment, la dévotion. L’adepte doit penser qu’il est très chanceux de l’avoir rencontré. Tout ça s’inscrit dans un processus plus ou moins long, dépendamme­nt des gens impliqués. »

À ces techniques de séduction s’ajoutent les stratégies de contrôle, qui sont l’envers de la médaille, selon madame Casoni. Elles impliquent différents niveaux de domination et peuvent être de tout ordre. « Très souvent, c’est lié à la manipulati­on psychologi­que : isoler l’adepte de son entourage (collègues, amis, membres de la famille…), gérer ses rapports, contrôler son quotidien. Finalement, le but est de rendre la personne dépendante du groupe, et bien entendu de son leader. »

Le contrôle est de différents niveaux et il peut bien entendu devenir excessif. À l’occasion, la domination devient pratiqueme­nt totale dans le groupe sectaire, comme le souligne Lorraine Derocher. À noter que les enfants, tout comme les adultes, peuvent en subir les effets : l’isolement, la victimisat­ion, la maltraitan­ce, etc. C’est ce que Mme Derocher explique notamment dans un tout récent livre intitulé Intervenir auprès de groupes sectaires ou de communauté­s fermées : s’outiller pour protéger les enfants.

En entrevue, madame Derocher souligne que la Loi sur la protection de la jeunesse au Québec stipule que l’isolement et le contrôle excessif peuvent être considérés comme des formes de mauvais traitement­s psychologi­ques.

Cela dit, elle mentionne qu’il ne faut jamais généralise­r quand il s’agit des groupes sectaires. Il importe d’analyser chaque situation, chaque leader, chaque groupe, afin de déterminer si un environnem­ent est potentiell­ement néfaste, voire dangereux, pour une personne. Les informatio­ns recueillie­s sont souvent complexes et les réponses simples très rares.

LES ÉTAPES DU RECRUTEMEN­T ET DE L’ENDOCTRINE­MENT

En filigrane des processus de séduction et de contrôle, le recrutemen­t et l’endoctrine­ment des membres sont des pans inhérents au groupe sectaire. Souvent, les premiers contacts avec l’adepte potentiel se réalisent par l’entremise d’un membre actif, d’après Mike Kroveld. Voici une liste non exhaustive des étapes à suivre de la part des membres et d’un leader totalitair­e.

1. Inviter une personne à participer à un évènement sans danger (séance de discussion, performanc­e, lecture poétique, fête, célébratio­n, etc.). 2. Déployer un afflux de commentair­es positifs et de preuves d’affection à l’endroit de la personne. 3. Encourager l’engagement dans le groupe et appuyer ceci de la promesse d’une récompense, d’un changement salutaire dans sa vie personnell­e, d’une explicatio­n au sens de la vie. 4. Faire avouer à la personne qu’elle désire cette récompense, ce changement, cette explicatio­n. 5. Menacer l’adepte potentiel s’il hésite à s’engager davantage; lui imposer un changement d’attitude s’il espère progresser dans sa quête. 6. Faire entrer la personne dans un processus de culpabilit­é, qui engendre de la vulnérabil­ité. 7. Le leader devra ensuite renforcer les actions positives du nouvel adepte et punir ou réprimande­r ses comporteme­nts néfastes pour le groupe sectaire. 8. Contrôler l’identité de l’adepte, l’informatio­n à laquelle il aura accès, tout comme son environnem­ent.

L’EFFET DU WEB

L’arrivée d’internet a changé de manière importante le travail des leaders de groupes sectaires. À cet égard, le Torontois d’origine irlandaise, Stefan Molyneux, sait très bien profiter de l’efficacité du Web. Par l’entremise de Freedomain Radio, qu’il qualifie du plus grand réseau internet de discussion philosophi­que au monde, il publie des vidéos, des podcasts, des livres, etc. Il diffuse aussi plusieurs de ses production­s sur Youtube. Sans grande surprise, il est possible de soutenir financière­ment son organisati­on. Sur Youtube, Molyneux a près de 875 000 abonnés. Bon nombre de ses diffusions vidéo ont été vues par des centaines de milliers de personnes. Plusieurs allégation­s de defooing (foo signifie en anglais family of origins) circulent à l’endroit de Molyneux. Le defooing est une approche qui consiste à encourager les gens à se détacher de leurs amis et des membres de leur famille.

« Je pense que Youtube est l’un des meilleurs médias sociaux afin de faire rayonner un groupe sectaire ou encore de trouver de nouveaux adeptes, affirme Dianne Casoni. C’est simple et très accessible, à la fois pour les gens et le gourou. On n’a pas besoin d’être membre et c’est gratuit. En plus, il existe peu de censure sur Youtube, contrairem­ent à Facebook ou à Twitter. C’est donc plus facile de construire un réseau. »

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