DOSSIER : AUTOPSIE D’UN GOUROU
Depuis de nombreuses années, les histoires de groupes sectaires défraient les manchettes et marquent le quotidien de nombreuses personnes. On n’a qu’à penser à Moïse Thériault ou encore à l’ordre du Temple solaire et nous voilà dans un univers mystérieux, mais ô combien inquiétant en même temps. Qu’en est-il des « gourous » à l’aube de 2019? Qui sont-ils? Comment agissent-ils? Et, surtout, que faire si on croit que l’un de nos proches est aux prises avec un leader totalitaire?
LE BON ET LE MOINS BON
Ces histoires de gourou dépeignent souvent le portrait d’individus reconnus pour leurs pouvoirs surnaturels de guérisseurs ou leurs connaissances extraordinaires du monde. Évidemment, on ne peut passer à côté des sombres tableaux dans lesquels un individu manifeste une forte emprise sur certaines personnes, en raison de leur grande force de séduction ou encore de leur capacité à communiquer avec le divin. Malheureusement, dans plusieurs cas couverts par les médias, les généralités et les préjugés sont nombreux.
D’abord, il faut préciser qu’un gourou responsable peut répondre adéquatement aux demandes de quelqu’un dans le besoin. « Par exemple, on peut faire appel à ses services – gratuitement ou non – et obtenir des résultats bénéfiques, affirme Mike Kroveld, fondateur et directeur d’info-secte, un organisme à but non lucratif fondé à Montréal en 1980. Sans coercition, une personne peut très bien vivre un rapport positif avec une autre personne d’influence. Il arrive dans la vie, pour diverses raisons, qu’on ait besoin d’une aide ou de guidance. »
« Dans de nombreux contextes, les mots gourou, leader, secte ou mouvement religieux ont des connotations péjoratives. Cette image négative, qui est souvent imprégnée dans la tête des gens, doit être démystifiée. Les groupes sectaires extrémistes ne représentent qu’une petite part de la réalité, poursuit-il. Je dirais que moins de 1 % des groupes sont vraiment néfastes pour les gens. Je parle de ceux qui provoquent des abus psychologiques et physiques. Ainsi, les leaders radicaux sont assez rares. Cette nuance est très importante. »
D’ailleurs, Lorraine Derocher, sociologue et professeure à l’université de Sherbrooke qui se spécialise sur la question des enfants qui ont grandi au sein de groupes sectaires ou de communautés fermées, affirme qu’il est nécessaire d’utiliser un autre terme que le mot gourou, qui est en fait un mauvais emprunt à la communauté hindoue. En Inde, le mot gourou désigne maître spirituel (qui a des disciples). « On ne devrait pas utiliser ce terme, qui est une insulte pour les hindous. C’est une dérive sémantique. Pour qualifier les chefs de groupes qui dérapent dans la dictature, l’autoritarisme, on devrait utiliser le terme chef narcissique ou encore leader totalitaire. »
La secte totalitaire, quant à elle, désigne un groupe dirigé par un individu – la plupart du temps un homme – qui exerce un contrôle absolu (ou presque) sur la vie des membres, que ce soit dans leur travail, leurs loisirs, leur vie de couple, l’éducation de leurs enfants, etc. Bien entendu, la grande majorité des groupes fermés – dits sectaires – ne sont pas totalitaires.
De l’avis de madame Derocher, il est en effet plus pertinent de parler de groupe sectaire pour qualifier « le groupe fermé qui est en rupture avec les valeurs de notre société moderne dominantes comme les valeurs économiques, la science, la performance, le consumérisme, l’individualisme (droits individuels), la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes ». Le groupe peut préférer les valeurs communautaires, la mise en commun des biens, le mariage, la procréation, la soumission de la femme à l’homme, etc. Toutefois, elle souligne qu’un groupe marginal, aux croyances originales, n’est pas nécessairement un milieu dangereux.
AU FIL DU TEMPS
Par ailleurs, Info-secte ne dispose pas de liste noire de leaders radicaux ou de mouvements dangereux, tout simplement parce qu’une telle liste est impossible à compiler, aux dires de Mike Kroveld. En plus, elle ne servirait à rien, car les mouvements évoluent constamment. Bien entendu, l’organisme détient des informations sur plusieurs groupes actifs ou qui ont existé dans le passé. Toutefois, ces données ne sont pas nécessairement négatives et impliquent rarement des actes violents (comme au sein de la secte du Québécois Roch Moïse Thériault ou encore de l’ordre du Temple solaire). « Si oui, cette violence est généralement interne, tient à souligner monsieur Kroveld. Évidemment, il y a des exceptions. »
« On doit regarder l’impact de tous les groupes dans la continuité. Il faut évaluer comment chacun se développe dans la durée. Il faut ensuite analyser s’il y a un potentiel de risque. Si oui, on doit tenter de découvrir si ce risque est limité à certaines
DANS L’ACTUALITÉ NATIONALE ET INTERNATIONALE, DE NOMBREUX ARTICLES ET REPORTAGES ÉVOQUENT DES HISTOIRES IMPLIQUANT UN INDIVIDU IDENTIFIÉ COMME ÉTANT UN GOUROU, UN TERME UTILISÉ À TORT POUR DÉFINIR UN LEADER RADICAL OU TOTALITAIRE. PAR EXEMPLE, L’HISTOIRE DE L’AMÉRICAIN KEITH REINIERE, QUI MARQUERAIT SES ADEPTES FÉMININES AU FER ROUGE, A FAIT LE TOUR DU MONDE.
QU’EST-CE QU’UN GOUROU EN 2018-2019? COMMENT PARVIENT-IL À MANIPULER À CE POINT LES GENS AUTOUR DE LUI? COMMENT EXPLIQUER CETTE RELATION COMPLEXE ENTRE L’ADEPTE D’UN GROUPE ET SON GOUROU? SUMMUM S’EST PENCHÉ SUR CE DÉLICAT SUJET.
personnes ou à l’ensemble des membres actifs ou potentiels. On parle des individus, mais aussi des familles. »
Ainsi, le diable se cache dans les détails… au fil du temps.
Cette information sur les groupes sectaires et leur leader est recueillie de multiples manières : messagerie internet, sites web, bulletins, revues scientifiques, articles journalistiques, documents gouvernementaux, études académiques, jugements de cour, etc. Selon Mike Kroveld, Info-secte serait le centre détenant le plus d’informations sur les groupes sectaires en Amérique du Nord.
LES DIFFÉRENTS TYPES DE GOUROU
Dans un texte publié en 2013, Mike Kroveld et la sociologue de l’université de Moncton, MarieAndrée Pelland, ont défini la relation adepte-leader. Celle-ci est salutaire quand elle « permet de combler un besoin, dedonnerde l’espoir, d’apaiser les tensions ressenties ». La relation est donc dépendante de la capacité du leader à combler certaines privations ressenti es par l’ adepte. Au nombre de celles-ci, notons:
• matérielles (emploi, nourriture); • sociales (groupe d’appartenance, amis, activités); • morales (code de vie, philosophie, normes); • psychiques (apaisement d’angoisses, sens à la vie, sensations intenses). Pour d’autres, la relation entre un leader et un adepte est un rapport coercitif. « Ainsi, malgré des doutes, des questionnements, une personne va maintenir le lien qui l’unit au groupe en raison de la présence d’un leader charismatique qui séduit l’adepte à maintenir son lien. Ce dernier est également maintenu parce que le membre reconnaît que la philosophie du groupe est l’unique vérité, la seule qui permettra d’atteindre l’objectif poursuivi par le leader et l’adepte (accès au paradis, atteinte de la perfection, guérison). Dans ce cadre de référence, le groupe est donc souvent décrit comme bon et le monde extérieur comme mauvais. »
Certains membres perdront même leur capacité de discernement et de jugement, selon l’intensité de cette relation. Ils seront donc entièrement assujettis au leader. « Le leader ressent un besoin constant d’être rassuré quant à sa grandeur; il se doit donc de préserver la ferveur de ses membres », peut-on aussi lire dans le texte signé Kroveld et Pelland.
En cas de relation coercitive, mentionnons que les torts encourus sont souvent complexes. Ils peuvent être financiers, psychologiques (traumatismes, séquelles diverses, anxiété, colère, etc.) et physiques (blessures, traumatismes, abus, etc.).
MOINS DE 1 % DES GROUPES SONT VRAIMENT NÉFASTES POUR LES GENS
LES STRATÉGIES DU LEADER TOTALITAIRE
Afin de bâtir une forte relation adepte-leader, celui-ci, avec l’aide de ses membres ou non, utilise des stratégies variées pour attirer et acquérir des adeptes dans son groupe. « Les premières stratégies consistent à séduire l’autre. Il est important de se présenter comme une personne ayant d’excellentes connaissances, d’expliquer Dianne Casoni, psychologue et professeure à l’école de criminologie de l’université de Montréal. D’autre part, le gourou doit démontrer qu’il a des capacités presque surhumaines. Il doit faire croire qu’il mérite l’admiration et, éventuellement, la dévotion. L’adepte doit penser qu’il est très chanceux de l’avoir rencontré. Tout ça s’inscrit dans un processus plus ou moins long, dépendamment des gens impliqués. »
À ces techniques de séduction s’ajoutent les stratégies de contrôle, qui sont l’envers de la médaille, selon madame Casoni. Elles impliquent différents niveaux de domination et peuvent être de tout ordre. « Très souvent, c’est lié à la manipulation psychologique : isoler l’adepte de son entourage (collègues, amis, membres de la famille…), gérer ses rapports, contrôler son quotidien. Finalement, le but est de rendre la personne dépendante du groupe, et bien entendu de son leader. »
Le contrôle est de différents niveaux et il peut bien entendu devenir excessif. À l’occasion, la domination devient pratiquement totale dans le groupe sectaire, comme le souligne Lorraine Derocher. À noter que les enfants, tout comme les adultes, peuvent en subir les effets : l’isolement, la victimisation, la maltraitance, etc. C’est ce que Mme Derocher explique notamment dans un tout récent livre intitulé Intervenir auprès de groupes sectaires ou de communautés fermées : s’outiller pour protéger les enfants.
En entrevue, madame Derocher souligne que la Loi sur la protection de la jeunesse au Québec stipule que l’isolement et le contrôle excessif peuvent être considérés comme des formes de mauvais traitements psychologiques.
Cela dit, elle mentionne qu’il ne faut jamais généraliser quand il s’agit des groupes sectaires. Il importe d’analyser chaque situation, chaque leader, chaque groupe, afin de déterminer si un environnement est potentiellement néfaste, voire dangereux, pour une personne. Les informations recueillies sont souvent complexes et les réponses simples très rares.
LES ÉTAPES DU RECRUTEMENT ET DE L’ENDOCTRINEMENT
En filigrane des processus de séduction et de contrôle, le recrutement et l’endoctrinement des membres sont des pans inhérents au groupe sectaire. Souvent, les premiers contacts avec l’adepte potentiel se réalisent par l’entremise d’un membre actif, d’après Mike Kroveld. Voici une liste non exhaustive des étapes à suivre de la part des membres et d’un leader totalitaire.
1. Inviter une personne à participer à un évènement sans danger (séance de discussion, performance, lecture poétique, fête, célébration, etc.). 2. Déployer un afflux de commentaires positifs et de preuves d’affection à l’endroit de la personne. 3. Encourager l’engagement dans le groupe et appuyer ceci de la promesse d’une récompense, d’un changement salutaire dans sa vie personnelle, d’une explication au sens de la vie. 4. Faire avouer à la personne qu’elle désire cette récompense, ce changement, cette explication. 5. Menacer l’adepte potentiel s’il hésite à s’engager davantage; lui imposer un changement d’attitude s’il espère progresser dans sa quête. 6. Faire entrer la personne dans un processus de culpabilité, qui engendre de la vulnérabilité. 7. Le leader devra ensuite renforcer les actions positives du nouvel adepte et punir ou réprimander ses comportements néfastes pour le groupe sectaire. 8. Contrôler l’identité de l’adepte, l’information à laquelle il aura accès, tout comme son environnement.
L’EFFET DU WEB
L’arrivée d’internet a changé de manière importante le travail des leaders de groupes sectaires. À cet égard, le Torontois d’origine irlandaise, Stefan Molyneux, sait très bien profiter de l’efficacité du Web. Par l’entremise de Freedomain Radio, qu’il qualifie du plus grand réseau internet de discussion philosophique au monde, il publie des vidéos, des podcasts, des livres, etc. Il diffuse aussi plusieurs de ses productions sur Youtube. Sans grande surprise, il est possible de soutenir financièrement son organisation. Sur Youtube, Molyneux a près de 875 000 abonnés. Bon nombre de ses diffusions vidéo ont été vues par des centaines de milliers de personnes. Plusieurs allégations de defooing (foo signifie en anglais family of origins) circulent à l’endroit de Molyneux. Le defooing est une approche qui consiste à encourager les gens à se détacher de leurs amis et des membres de leur famille.
« Je pense que Youtube est l’un des meilleurs médias sociaux afin de faire rayonner un groupe sectaire ou encore de trouver de nouveaux adeptes, affirme Dianne Casoni. C’est simple et très accessible, à la fois pour les gens et le gourou. On n’a pas besoin d’être membre et c’est gratuit. En plus, il existe peu de censure sur Youtube, contrairement à Facebook ou à Twitter. C’est donc plus facile de construire un réseau. »