Summum

L’origine de Dracula

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PAR CHRISTIAN PAGE – C’EST EN 1897 QUE PARAÎT À LONDRES DRACULA. LE ROMAN SE PRÉSENTE COMME LE JOURNAL D’UN JEUNE NOTAIRE TOMBÉ SOUS L’EMPRISE DU COMTE DRACULA, UN VAMPIRE RECLUS DANS SON CHÂTEAU DE TRANSYLVAN­IE (ROUMANIE). CE QUE LE ROMAN NE DIT PAS, C’EST QUE POUR INCARNER SON « HÉROS », BRAM STOKER S’EST INSPIRÉ D’UN PRINCE VALAQUE, VLAD III BASARAB, SURNOMMÉ VLAD L’EMPALEUR OU VLAD DRACULA, UN MONSTRE HÉLAS BIEN RÉEL QUI AURAIT FAIT PASSER LE VAMPIRE DE STOKER POUR UN ÉPOUVANTAI­L À MOINEAUX…

En ce début du 15e siècle, l’europe est une poudrière. Le Saint-empire germanique lutte sans relâche contre l’invasion des Turcs ottomans. Mais il y a aussi péril en la demeure. Des intrigues sulfureuse­s déchirent l’empire. Dans les États fiefs de la Roumanie – principale­ment la Valachie et la Transylvan­ie –, des guerres intestines menacent le pouvoir en place. En 1436, Vlad II, proche conseiller de l’empereur Sigismond, réunit une armée et marche sur Târgoviste, capitale de la Valachie, où il s’empare du pouvoir. Aux yeux du peuple, le nouveau voïvode (titre égal à « prince » ou à « grand chef ») est un héros. Son aura est d’autant plus grande qu’il est membre des prestigieu­x Dracul (Dragons), un ordre chevaleres­que créé pour défendre la foi et les propriétés chrétienne­s. Son couronneme­nt n’était d’ailleurs qu’une question de temps, l’empereur l’ayant désigné, dès 1431, comme « le » prétendant légitime au titre de voïvode de Valachie.

C’est dans ce contexte que naît Vlad III – notre futur Dracula – quelque part entre 1429 et 1436. Il sera le deuxième fils d’une fratrie de trois garçons, avec Mircea, son aîné, et Radu son cadet né deux ans plus tard. Après son accession au pouvoir, Vlad II et sa famille s’installent à Târgoviste. Les premières années se passent sans trop de heurts. C’est vrai que le voïvode s’est engagé dans des politiques de neutralité. Il a notamment juré de ne pas attaquer les armées de Murad II qui occupent les territoire­s situés au sud des Balkans. Mais le sultan n’a aucune confiance en lui. En 1444, en garantie, Murad II exige du voïvode que ses deux plus jeunes fils – Vlad III et Radu – soient détenus en Turquie. C’est durant cet exil que le jeune Vlad développer­a son goût pour la violence et cette haine qu’il entretiend­ra plus tard envers ses tuteurs ottomans.

VLAD DRACULA En 1447, Vlad Dracul, dont les politiques proturques soulèvent l’indignatio­n populaire, est tué par les boyards (les aristocrat­es) de Târgoviste. Ces derniers assassinen­t aussi son successeur, Mircea, son fils aîné. Avec la mort du voïvode, la détention de Vlad III et de Radu n’a plus raison d’être. Les Turcs relaxent les enfants. Radu demeure en Turquie, mais il en va autrement de Vlad III. Le prince rentre au pays décidé à venger les meurtres de son père et de son frère. Il est aussi déterminé à faire payer aux Turcs ses années de captivité. Mais il est encore trop tôt pour se dévoiler et, en bon stratège, le jeune Vlad fait profil bas. Sur la promesse de restaurer les politiques de son paternel, il convainc le sultan de lui confier une armée, laquelle marche bientôt sur Târgoviste. Vlad reprend le pouvoir, mais la victoire est éphémère. Il est rapidement forcé à l’exil par les troupes de Vladislav II, le dernier voïvode élu après l’assassinat de son père. Vlad trouve refuge en Moldavie où il fomente un coup d’état. En 1456, il assassine Vladislav II et reprend la Valachie. Son règne est arrivé. L’exilé est de retour… Il est le prince Vlad, le voïvode de Valachie… Il est l’héritier du grand Vlad Dracul… Il est Dracula (littéralem­ent « le fils du Dragon »). Son courroux peut commencer. À ce stade, il est impossible de raconter l’histoire de Dracula sans tomber dans la légende. De fait, il n’existe que peu de documents valaques témoignant de son règne. La majorité d’entre eux sont des pamphlets publiés après sa mort et écrits par ses ennemis politiques; des documents partiaux qui doivent être considérés avec prudence. Ces écrits partagent toutefois un dénominate­ur commun : une cruauté innommable qui hisse Vlad Dracula au rang des monstres humains.

VLAD L’EMPALEUR Lorsque Dracula monte sur le trône de la Valachie pour la deuxième fois, il est déterminé à se venger et à éliminer toute menace à sa suprématie. Son premier souci est d’écraser les boyards, ces aristocrat­es qui ont assassiné son père et qui légifèrent sur l’élection du voïvode. Vlad abroge leur pouvoir, se donne une indépendan­ce absolue et amorce une purge. En 1457, pour la fête de Pâques, il invite tous les boyards de la région à son château de Târgoviste. À la fin des festivités, il fait enchaîner les plus robustes et les force à remonter la rivière Arges jusqu’au village de Poienari. Là, il les contraint à lui construire une citadelle au sommet des Carpates. Ceux et celles qui survivent aux travaux sont empalés en guise de remercieme­nts. L’empalement devient son moyen d’exécution favori. Cette torture lui vaudra son surnom de Vlad Tepes (littéralem­ent Vlad l’empaleur). Pour lui, tous les crimes sont punissable­s de la torture et, neuf fois sur dix, c’est le mortel supplice du pal qui est à l’honneur. Une chronique raconte : « Il inventait des tourments épouvantab­les, affreux, indescript­ibles, comme celui d’empaler ensemble des mères avec leurs enfants au sein de façon à ce que les enfants tirent convulsive­ment sur le sein de leur mère jusqu’à la mort. De la même manière, il ouvrait au couteau le sein des mères, fourrait dedans la tête de leurs enfants et les empalait ainsi ensemble. »

SURENCHÈRE­S En 1459, Dracula attaque la ville de Brasov (Roumanie). Il fait brûler un faubourg et ordonne l’empalement de nombreux citoyens. La scène sera immortalis­ée sur une gravure montrant Vlad prenant son repas au milieu de ses victimes empalées. Pendant qu’il mange, ses acolytes mutilent d’autres malheureux tout près de sa table.

Le supplice du pal n’est pas le seul châtiment qu’il impose. Un jour, en traversant Târgoviste, il remarque plusieurs mendiants et vagabonds. Il organise de facto un banquet et y invite tous les pauvres, les infirmes et les malades de Valachie. Ils sont des centaines à venir festoyer au château du prince. Puis, à la fin du repas, Dracula leur demande s’ils n’aimeraient pas être affranchis de la pauvreté et de la souffrance. Devant leur « oui » unanime, Vlad fait barricader le hall et y met le feu. Il n’y aura aucun survivant.

Un pamphlet publié en 1499 décrit les atrocités du voïvode : « Ici commence une effrayante histoire très cruelle au sujet d’un sauvage assoiffé de sang nommé Prince Dracula. Voici comment il empalait les gens, les rôtissait, faisait bouillir leur tête dans une bouilloire, comment il les écorchait vifs et les hachait en pièces comme du chou. Il faisait rôtir les enfants de mères qui devaient ensuite les manger. » Outre l’ordre, Dracula doit aussi composer avec le péril turc. Comme la Valachie fait frontière commune avec la Bulgarie, contrôlée par les Ottomans, la menace d’une invasion est omniprésen­te. C’est d’ailleurs une manoeuvre militaire qui va donner à Vlad une place au panthéon des monstres de l’histoire. FICTION OU RÉALITÉ Encore une fois, je me dois d’insister sur la prudence. Les références biographiq­ues sur Vlad Dracula – qui ont inspiré ce qui précède – ont pour la plupart été écrites après sa mort et par ses détracteur­s. Le voïvode a-t-il fait l’objet d’une campagne de salissage post-mortem? Ce ne serait pas la première fois. L’histoire grouille de vilains qu’on a diabolisés jusqu’à l’infamie : Gilles de Rais, Erszébet Bathory, Attila… et j’en passe. Certes, tous ont été des monstres à leur façon, mais aucun n’a eu les dimensions que leur prêtent les livres d’histoire. À l’été de 1462, une énième invasion est aux portes de Târgoviste. Devant cette menace, le voïvode a recours à son arme favorite : la terreur. Un chroniqueu­r immortalis­era cet épisode : « Il (le sultan) marcha sur environ cinq kilomètres lorsqu’il vit ses hommes empalés; l’armée du sultan traversa un champ d’environ trois kilomètres de long et un kilomètre de large rempli de pieux.

Il y avait de gros pieux sur lesquels il pouvait voir les corps empalés d’hommes, de femmes et d’enfants, environ vingt mille d’entre eux. Quel spectacle pour les Turcs et pour le sultan lui-même! »

Ce tableau est si effrayant que l’envahisseu­r se retire. Vlad sauve encore la Valachie de la domination turque, mais la guerre n’est pas finie… Quelques semaines plus tard, face à un nouvel assaut, Dracula s’enfuit à travers les montagnes de Transylvan­ie où il est fait prisonnier par l’un de ses rivaux politiques, le roi hongrois Mathias Corvin. Il sera détenu jusqu’au milieu des années 1470. En 1476, à l’issue de nouvelles intrigues, Dracula reprend le contrôle (pour une troisième fois) de la Valachie. Ce couronneme­nt sera de courte durée. Au cours de l’hiver, il est tué lors d’une bataille contre les Turcs au nord de Bucarest. Son adversaire lui tranche la tête et la rapporte au sultan qui l’exhibe au bout d’un pic, comme un sinistre trophée.

Durant son règne, on raconte que Vlad aurait assassiné plus de 40 000 personnes. Ces incertitud­es expliquent peut-être la dichotomie qui existe entre ici et là-bas. Il y a quelques années, alors que je visitais les « hauts lieux » associés au prince Vlad, j’ai été surpris par l’opinion des Roumains visà-vis le Dracula de l’histoire. Pour eux, le voïvode n’a rien de ce tyran décrit dans la littératur­e. Pour eux, il est un héros national. Certes, ses excès (fictifs ou réels) sont condamnabl­es, mais sans lui, la Valachie – et avec elle toute la Roumanie – serait tombée aux mains des Ottomans.

Alors Vlad Dracula, héros ou despote?

Napoléon Bonaparte disait : « L’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord… »

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