Summum

Une grippe meurtrière…

- PAR MARTIN BOIS

Et si l’histoire avait dévié du cours que nous lui connaisson­s, quel visage aurait notre monde? Et si, par le biais de l’imaginatio­n prospectiv­e, il devenait possible de suivre une trame temporelle déviante et de l’explorer à travers les yeux de l’un de ses acteurs? C’est ce que nous tenterons d’accomplir dans cette chronique qui, ce mois-ci, nous replonge en pleine contagion meurtrière de la grippe. QUÉBEC, 23 DÉCEMBRE 2020 TOUT A COMMENCÉ À DÉRAPER À LA FIN DE 2018. ÇA NE NOUS EST PAS TOMBÉ DESSUS D’UNE MANIÈRE BRUTALE – DU MOINS, PAS ICI EN AMÉRIQUE DU NORD. CE FUT PROGRESSIF. AU DÉBUT, PERSONNE N’EN FAISAIT DE CAS, IL N’Y AVAIT QUE DES NOUVELLES ÉPARSES QUI NE SEMBLAIENT PAS AVOIR DE FIL CONDUCTEUR ENTRE ELLES. SI J’AVAIS SU À QUEL POINT ÇA AURAIT DÉGÉNÉRÉ, JE ME SERAIS MIEUX PRÉPARÉE, MAIS JE DIS ÇA ET J’EN SUIS MAINTENANT AU MÊME POINT QUE TOUS LES AUTRES… EN TRAIN D’AGONISER. D’ICI 48 HEURES, TOUT SERA TERMINÉ. JE VAIS DONC ME DÉPÊCHER DE METTRE PAR ÉCRIT CE QUI ME REVIENT EN MÉMOIRE. NOVEMBRE 2018 Aux infos de 18 h, la présentatr­ice a parlé d’une bombe atomique qui aurait explosé quelque part en Afrique, dans une région centrale en proie aux guerres tribales. Les premières estimation­s feraient mention d’au moins 2000 morts. J’ai zappé sur d’autres chaînes et ce sont grosso modo les mêmes images avec des comptes rendus similaires. Je ne sais pas ce qui se passe… En fait, personne ne le sait vraiment. Les nouvelles se contredise­nt. Sur Internet, de supposés agents de première ligne affirment que cette bombe était une opération militaire visant à éradiquer d’un seul coup un foyer incontrôla­ble du virus Ebola. Il me semble avoir déjà vu ça dans un film…

DÉCEMBRE 2018 Je n’ai jamais vu autant de gens malades. La plupart de mes collègues semblent grippés. Les absences se sont enchaînées et commencent à semer l’inquiétude. J’entends encore ma tante Rita me rebattre les oreilles avec son sempiterne­l : « C’est des maux qui courent! » S’ils courent, alors ils sont partis pour un marathon parce que ça ne dérougit pas. Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs? À mon avis, tout le monde va se refiler le virus durant le temps des Fêtes.

Les infos parlent de la nouvelle grippe H7N9 qui devrait être sévère cette année, ce qui, en regard de ce qui passe actuelleme­nt autour de moi, me fait réfléchir. Je pense que je vais peut-être déroger à mes habitudes et aller me faire vacciner, même si je déteste enrichir ces connards d’industriel­s en pharmaceut­ique. Tout devrait bien aller, j’ai toujours eu un bon système immunitair­e.

Mémo interne, OMS, 5 janvier 2019 : « Confirmati­on qu’ebola Nord-kivu et H7N9 polymorphe ont été fusionnés. NSA suspecte une probable action terroriste visant à produire une arme biologique à grande échelle. »

FÉVRIER 2019 Les hôpitaux sont débordés et ça commence à ressembler à ces stupides films catastroph­es, sauf qu’en ce moment ça n’a rien d’une blague. On sent que quelque chose de pas normal est en train de se produire. C’est autrement qu’une épidémie saisonnièr­e comme j’en ai expériment­ée par le passé. Il y a une sorte de prémonitio­n funeste qui plane au-dessus de l’inconscien­t collectif. La peur fait son chemin tandis que l’inquiétude et les frustratio­ns accumulées sont sur le point de laisser place à la panique.

Mémo interne, OTAN, 18 mars 2019 « L’option nucléaire a été envisagée pour éradiquer le fléau […] »

MARS 2019 L’armée a installé des campements, des hôpitaux sous tentes, des postes de commandeme­nt aux quatre coins de la ville. Ça ne rigole vraiment pas. Les armes à feu sont en évidence pour nous rappeler qui détient le gros bout du bâton. On nous impose de stricts contrôles militaires et tous les déplacemen­ts sont passés à la loupe. Les médias ont trouvé une nouvelle « spin » pour nommer la H7N9 : ils l’appellent maintenant la « grippe noire ». Évidemment, ils font référence à la peste noire. Il paraît qu’elle mute et gagne en létalité toutes les semaines environ. Ils auraient mieux fait de la nommer grippe rouge parce que lorsqu’on l’attrape, on saigne tellement par tous les orifices que l’on ressemble vraiment à un blob rouge. Quand même… les médias pourraient trouver mieux à faire que d’inventer de nouveaux noms pour cette saloperie!

Président Donald Trump, dernier tweet, 20 avril 2019 : « May God have mercy on us. »

AVRIL 2019 Il y a une semaine, les premières frappes nucléaires ont été signalées sur le territoire canadien et à peu près partout dans le monde, puis quelqu’un a tiré la plogue sur l’ensemble des communicat­ions. Silence total depuis. Tout est en train de foutre le camp. Les infrastruc­tures sont laissées à l’abandon. L’anarchie et les émeutes sont au menu 24/24h. J’essaie de garder un profil bas et de faire ma petite affaire sans trop me faire remarquer. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas encore chopé cette grippe. Peutêtre que les radiations vont avoir raison de moi avant.

JUIN 2019 C’est chacun pour soi. La pestilence a envahi le moindre recoin de la ville. Plus personne ne se donne la peine d’enterrer les morts, c’est beaucoup trop risqué. Avec les mutations rapides, le système immunitair­e humain n’arrive pas à s’adapter et les gens tombent comme des mouches. Plus personne ne fait confiance à personne. Encore hier, j’ai dû fuir deux cinglés qui voulaient me piquer mon maigre butin de légumes ramollis. Ils ont fini par me retrouver dans le centre commercial désaffecté que je « squatte ». Malheureus­ement pour eux, ils se sont vidés de leur sang… mais pas en toussant.

JUIN 2020 Je ne reconnais plus rien. Le monde a basculé dans une folie meurtrière dont il ne se relèvera pas. À un certain moment, j’avais encore espoir, mais je suis obligée de constater que le point de non-retour a été franchi. Je suis allée me réfugier dans le Château Frontenac depuis que les rats m’ont forcée à quitter le centre commercial.

DÉCEMBRE 2020 Je sais que je vais crever. Les premiers symptômes sont apparus hier sur ma peau, alors inutile de me leurrer. Bientôt, comme des millions d’autres, je vais cracher mes poumons et pisser le sang par les yeux. Pour le temps qu’il me reste à vivre, je vais au moins rédiger quelques souvenirs de cette longue chute vers l’enfer. Ce sera mon témoignage… une sorte d’épitaphe improvisée qui, je l’espère, servira d’avertissem­ent à quiconque la trouvera près de mes restes.

Noémie Morin 35 ans

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