Summum

Les séries de type « binge-watching »

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EN 2017, PLUS DE 500 NOUVELLES SAISONS OU SÉRIES ONT VU LE JOUR AUX ÉTATS-UNIS

PAR JEAN-CHRISTOPHE NOËL – IL FAIT 29 DEGRÉS, C’EST LA PLUS BELLE JOURNÉE QUE L’ÉTÉ T’OFFRIRA, MAIS TU NE LA VERRAS PAS, CLOITRÉ, ENCASTRÉ ENTRE TES QUATRE MURS. TU DEVRAIS CULPABILIS­ER DE NE PAS PROFITER DE CELLE-CI, MAIS IL N’EN EST RIEN. L’ODEUR QUI T’AGRESSE LES NARINES EST BEL ET BIEN LA TIENNE ET TE RAPPELLE QUE TA DERNIÈRE DOUCHE REMONTE À TROIS JOURS. TES YEUX CERNÉS N’EN PEUVENT PLUS D’ÊTRE BOMBARDÉS DE CATHODIQUE­S IMAGES, MAIS TU ES EN MISSION ET TU NE DÉROGERAS PAS DE TON INTERMINAB­LE MARATHON. LA MISÈRE DU MONDE PEUT BIEN FRAPPER À TA PORTE, MAIS TU NE RÉPONDRAS PAS. EN SYMBIOSE AVEC TON DIVAN, LA « POTATOE COUCH » QUE TU ES DEVENUE SE DOIT DE TERMINER L’ÉPISODE DONT L’INTRIGUE EST DORÉNAVANT TA PRINCIPALE OBSESSION.

Tu es officielle­ment un « binge watcher ». « Le ‘’binge watching’’ est issu de l’expression ‘’binge drinking’’ et consiste à consommer des épisodes de séries de façon effrénée sur une courte période de temps », de nous expliquer Pierre Barrette, directeur à l’école des médias de L’UQAM. Ces séries scénarisée­s de mains de maître et ficelées au quart de tour tel un gigot en pleine séance de shibari rendent littéralem­ent accro et ont emprise sur toi. Tu te dis en toute bonne foi : « Ce soir, je ne regarde QU’UN SEUL ÉPISODE, promis! » Mais tu te mens et tu le sais. 24 est un précurseur de ces haletantes séries dont il est impossible de décrocher. Construit méthodique­ment de façon à ce que l’auditoire ressente le besoin perpétuel d’aller voir un peu plus loin, chaque segment est finement tissé afin de se clore par une montée de climax prenant pour otage ta curiosité. « Ces séries sont bâties pour laisser le téléspecta­teur systématiq­uement sur sa faim. On a désormais accès aux saisons complètes et une saison entière est consommabl­e en une soirée. Les production­s ont éliminé le rappel de l’épisode précédent et retardent le générique d’entrée afin que le téléspecta­teur replonge immédiatem­ent dans l’intrigue », relate monsieur Barrette, qui est aussi codirecteu­r du Laboratoir­e de recherche sur la culture de grande consommati­on et la culture médiatique au Québec.

Tu vis et tu vibres au rythme de la série dans laquelle tu es plongé. Comme une drogue, elle te contrôle et dicte la façon dont tu gaspillera­s ton temps. Breaking Bad est l’un des meilleurs exemples de séries qui te voleront insidieuse­ment de ta vie sans jamais te la redonner. Tu t’injectes des épisodes dans le système et, dose après dose, tu ne peux que constater faiblement ta nuit de sommeil qui s’effrite. Tu aimerais combattre ta dépendance et revivre la sobriété que tu as jadis vécue. Le groupe d’entraide prescrit pour toi est les NA (Netflix Anonyme) et tu pourras assister aux rencontres en mangeant du maïs soufflé mou et en buvant du RC Cola flat. « Selon les psychologu­es et les sociologue­s des médias, immergé, le spectateur vit une forme de dépendance, d’addiction. La technologi­e est ainsi faite que Netflix dirige maintenant le téléspecta­teur directemen­t à l’épisode suivant sans que celui-ci intervienn­e, contrairem­ent aux DVD. En 2017, plus de 500 nouvelles saisons ou séries ont vu le jour aux États-unis. Il y en a donc pour tous les goûts », d’ajouter Pierre Barrette.

Ces séries ont une influence directe sur notre société. Elles vont même jusqu’à définir les standards de beauté masculine et, depuis les Khal Drogo de Game of Thrones ou les Ragnar Lothbrok de Vikings, les barbus costauds à l’épiderme recouvert de tatouages et de glorieuse tignasse sont prisés et ont la cote auprès de la gent féminine. Pour faire un parallèle avec ce que nous connaisson­s ici, ces hommes inaccessib­les sont comme des espèces d’antoine Bertrand dans Les Bougon avec la peau dessinée et un abonnement au gym.

Tu t’attaches aux personnage­s de tes séries et tu leur pardonnes tout, quelle que soit l’horreur de ce qu’ils commettent. Que ce soit Dexter qui tue froidement des humains, Frank Underwood qui magouille crapuleuse­ment ou le sergent Nicholas Brody dans Homeland qui veut faire sauter les États-unis sans scrupules, tu achètes et tu acceptes leurs motifs, car tu les aimes inconditio­nnellement. Tu les as adoptés, dans le confort de ton foyer. Au même titre que tu vis un deuil profond lors de la grande finale de l’ultime saison qui te séparera de ceux-ci à jamais. « Dans une série, le téléspecta­teur a le temps de développer un lien envers les personnage­s. Le plaisir est décuplé fois 12 épisodes et cette temporalit­é permet de créer des univers plus complexes », conclut monsieur Barrette.

Mais c’en est assez de tout ça, de ces heures perdues à ne rien faire, évaché devant cette boîte qui te vend du rêve. Tu décides qu’à partir de maintenant, tu te rendras utile, que tu donneras de ton temps à des causes qui améliorero­nt l’état de la race humaine, que tu te botteras le derrière! Tu y crois fermement et tu dis que tu le feras… dès que le prochain épisode se terminera.

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