Summum

La Seconde Ère…

Et si l’histoire avait dévié du cours que nous lui connaisson­s, quel visage aurait notre monde? Et si, par le biais de l’imaginatio­n prospectiv­e, il devenait possible de suivre une trame temporelle déviante et de l’explorer à travers les yeux de l’un de s

- PAR MARTIN BOIS

« DEUX INITIÉS DE LA CASTE DES GARDIENS DE LA SCIENCE ONT DÉPOSÉ AUX PIEDS DE NOTRE NOBLE EMPEREUR KNA’AGASH LE FRUIT DU LABEUR QU’IL LEUR AVAIT COMMANDÉ PAR LE BIAIS DES GARDIENS DE L’HISTOIRE DE LA COUR IMPÉRIALE. SELON LES CONCLUSION­S DES MODÈLES ÉVOLUTIFS QU’ILS ONT DÉVELOPPÉS, IL APPERT QU’IL Y A TRÈS LONGTEMPS, PRÈS DE 65 MILLIONS DE CYCLES DE CELA, UNE MONTAGNE DANS LE CIEL FAILLIT PERCUTER LA TERRE. SI CET IMPACT AVAIT EU LIEU, ILS ESTIMENT QUE LA PRESQUE TOTALITÉ DES FORMES DE VIE AURAIT ÉTÉ RAYÉE DE L’EXISTENCE À TOUT JAMAIS. EN PRENANT COMPTE DE L’ENCHAÎNEME­NT LOGIQUE DE MILLIERS DE FACTEURS PHYSIQUES ET DE LEURS EFFETS COMBINÉS SUR LE DÉVELOPPEM­ENT DE LA VIE, LES INITIÉS MANDATÉS PAR LES GARDIENS DE LA SCIENCE ONT RÉVÉLÉ À L’EMPEREUR, AINSI QU’À L’ENSEMBLE DE LA COUR IMPÉRIALE, QUE LES MAMMIFÈRES (EN PARTICULIE­R LES PRIMATES) AURAIENT COMBLÉ LA NICHE BIOLOGIQUE QUE NOUS AURIONS LAISSÉE VACANTE. »

ONZIÈME CYCLE DU RÈGNE JOUR 16 La Nuit de la chasse est sur le point de commencer. Je m’y prépare depuis la dernière mue comme me l’ont enseigné les traditions. La purificati­on par le sang, c’est ainsi que se nomme cette cérémonie qui me fait entrer dans l’âge de l’indépendan­ce. La Nuit de la chasse est un pacte entre le chasseur et la proie, qui au terme de la quête doit se conclure dans le sang de l’un ou l’autre.

G’naarda, le guerrier qui se porte témoin et garant de ma libre volonté de participer à ce rite solennel, m’a enseigné que je m’apprêtais à recevoir les rênes du pouvoir… le pouvoir de contrôler librement tous les fils conducteur­s de ma vie et d’être totalement responsabl­e de la manière dont je les manipule. De sa voix grave, froide comme le granit, mon maître continue de m’enseigner même à la limite de ces derniers instants qui pavent le sentier menant au portail qui sépare les deux mondes. Il me remet le javelot sacrificie­l et pose ses bras puissants sur mes épaules.

« Cette nuit, dit-il, quand tu seras relâché dans la jungle de l’ancien monde et que tu pisteras l’adversaire, garde en mémoire que les racines et la cime des arbres de cette jungle ne sont qu’un prolongeme­nt de ton esprit. Au fond de celui-ci se cache l’ombre qui t’épie. Voilà ta proie! »

La lune se lève derrière le sommet arrondi des montagnes. Au loin, j’entends le croassemen­t d’un Prêtre de sang qui m’appelle et ordonne l’ouverture du portail qui s’élève dans l’épaisse muraille ceinturant la Cité impériale. Il est temps pour moi d’entrer dans le mystère de cette nuit, au coeur de la jungle immense, et d’y trouver la réponse qui me fera accéder à l’âge adulte.

JOUR 19 Je tiens enfin la piste. Il y a des signes d’activité récente sur le sol ainsi que la traînée olfactive distincte d’un Ancien qui s’amplifie à mesure que j’avance. L’adversaire n’est pas loin.

JOUR 20 Le combat s’est livré à la nuit tombée. La piste était devenue brouillée peu de temps auparavant, ce qui m’indiquait que l’adversaire avait senti ma présence et qu’il adoptait une position défensive active. Je ne pouvais pas encore le voir, mais les signes que j’avais observés sur le chemin de la Chasse me donnaient à croire que j’étais dans le sillage d’une bête énorme.

Je ne m’étais pas trompé. Un dragon de l’ancien monde, qui faisait trois fois ma taille, a surgi de la végétation en me chargeant. Je ne sais pas pourquoi, mais dans l’infime intervalle de temps où nos regards se sont croisés, juste avant de parer son attaque et de riposter, je me suis fait la réflexion que le motif de ses écailles ressemblai­t étrangemen­t

à celui qui se dessinait sur les miennes.

Sa gueule immense s’est projetée dans ma direction. Tout en me coulant sous sa mâchoire, j’ai attrapé le javelot sacrificie­l et j’ai visé la gorge, là où se trouve le point faible. Une fois crevée la mince membrane de chair, j’y ai plongé le bras et j’ai attrapé ce que j’ai pu pour ensuite tirer de toutes mes forces. Une bouillie de sang et de débris organiques a inondé le sol. Le dragon a émis un râle angoissé, puis m’a arraché du sol en relevant la tête. Mon corps a semblé se disloquer, mais ce ne devait être rien en comparaiso­n de ce que lui devait ressentir. J’ai terminé ma course dans les airs sur l’arête osseuse de sa collerette. Deux côtes cassées sous l’impact. Malgré la blessure, l’instinct me signalait que je venais de gagner un avantage physique sur ma proie. J’ai donc ignoré la douleur et j’ai mis à profit l’enseigneme­nt de G’naarda, pour me focaliser dans l’instant présent. Je me suis précipité vers l’oeil droit et je n’ai pas hésité à lui crever la cornée d’un coup de griffe. J’ai continué à pousser dans la matière visqueuse du globe oculaire en m’aidant du javelot jusqu’à ce que les lourdes paupières de la bête se referment sur mon avant-bras. L’intense douleur rendait ma proie complèteme­nt folle. Puis, les forces lui ont fait défaut. Avant que la masse entière du dragon ne bascule pardessus moi, j’ai retiré le bras de son oeil crevé pour m’élancer vers l’arbre le plus proche. Une fois au sol, pro-

bablement morte, je n’ai eu que peu d’efforts à fournir pour arracher son écaille de naissance. La première à être apparue sur son corps, celle qui porte son nom secret et qui est à la source de son pouvoir. Armé de ce trophée, j’ai entamé mon retour vers la civilisati­on.

JOUR 22 La fin d’un âge et le début d’un autre dans le coeur de la Cité impériale! Les Prêtres de sang et les Génitrices m’ont regardé d’un oeil sévère du haut de leurs estrades tandis que je m’avançais au centre de la vaste place de la Création. Je me suis approché de la base de l’autel sous les sifflement­s stridents et les claquement­s de langue de mes congénères. Ils acclamaien­t le nouveau guerrier qui venait de naître. En guise d’offrande, j’ai déposé l’écaille de naissance dans le brasier qui réchauffai­t doucement les eaux boueuses de l’étang sacré. Voilà le prix de ma chasse offert pour la nouvelle génération qui perpétuera sur Terre le règne des Lézards.

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