Summum

Étrange Antarctiqu­e

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PAR CHRISTIAN PAGE – DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LES AMATEURS DE MYSTÈRES ONT AJOUTÉ UNE DESTINATIO­N À LEURS TERRA OCCULTA : L’ANTARCTIQU­E. À LES EN CROIRE, LES GLACIERS ET LES VASTES ÉTENDUES ENNEIGÉES DU PÔLE SUD DISSIMULER­AIENT DES SECRETS DONT LA CONNAISSAN­CE BOULEVERSE­RAIT LE SAVOIR DE L’HUMANITÉ. MYTHE OU RÉALITÉ?

En décembre 2016, la chaîne « conspirati­onniste » Secureteam 10 a mis en ligne une vidéo annonçant la découverte d’une importante anomalie magnétique en Antarctiqu­e. Ladite vidéo rappelle au passage les rumeurs occultes associées au continent blanc. Ses glaces dissimuler­aient notamment les vestiges d’anciennes civilisati­ons, des passages menant vers des mondes secrets, voire des accès vers la « Terre creuse ». La vidéo nous apprend aussi que durant la guerre froide, l’armée américaine y aurait tenu une mission « top secret » : l’opération Highjump. Ces manoeuvres auraient pris fin abruptemen­t après que les troupes américaine­s eurent été attaquées par des « soucoupes volantes ». À ce jour, la vidéo de Secureteam 10 a été vue plus de 10 millions de fois! Un bon coup pour l’algorithme de Youtube – avec des dollars à la clé –, mais un sérieux croque-en-jambe à la vérité.

L’antarctiqu­e est un immense continent qui s’étend sur plus de 14 000 000 kilomètres carrés. Il n’a été découvert que dans la deuxième moitié du 16e siècle et son exploratio­n n’a débuté que 300 ans plus tard. Aujourd’hui, on y compte plus d’une cinquantai­ne de stations dédiées exclusivem­ent aux recherches scientifiq­ues. Celles-ci ont d’ailleurs permis de documenter ces anomalies magnétique­s et gravitatio­nnelles (évoquées plus haut) que les scientifiq­ues associent à la chute d’une importante météorite ou à une activité volcanique remontant à la formation géologique du continent. Sur ce point, la vidéo de Secureteam 10 est relativeme­nt exacte. C’est l’introducti­on de théories conspirati­onnistes qui pose problème.

OPÉRATION HIGHJUMP La vidéo soutient qu’entre 1946 et 1947 – sur la foi de documents « top secret » émanant de l’ancien KGB –, les militaires américains auraient mené l’opération Highjump; des manoeuvres visant à l’établissem­ent d’une base militaire en Antarctiqu­e. La mission aurait pris fin en février 1947 à cause d’une « attaque » par des forces extraterre­stres. Fadaises! L’opération Highjump, qui a mobilisé près de 5000 hommes et une armada d’avions, de bateaux et de sous-marins, n’a jamais été secrète et n’a jamais eu pour mandat l’installati­on d’une base militaire. Ces manoeuvres, menées par le vice-amiral Richard Byrd, visaient à tester l’efficacité des militaires américains en terrain « hivernal », une négligence qui avait stoppé les forces du IIIE Reich face aux armées de Staline. Highjump était aussi un exercice d’exhibition visant à impression­ner les Soviétique­s. À cause de cette aura de propagande, l’opération n’a jamais été « top secret ». Onze journalist­es – dont Walter Sullivan, le chroniqueu­r scientifiq­ue du New York Times – accompagna­ient les troupes et publiaient des comptes-rendus quotidiens. Bravo pour le secret! Quant aux manoeuvres, elles n’ont pas été interrompu­es par une attaque des extraterre­stres, mais par des conditions climatique­s désastreus­es et une série d’accidents malencontr­eux. En 1947, un rapport de l’opération Highjump a été publié en trois volumes et déposé aux archives nationales américaine­s. Pour ce qui a trait aux récits d’aventures du vice-amiral Byrd, ses inquiétude­s à propos d’une menace extraterre­stre (évoquées dans la vidéo de Secureteam 10) n’ont jamais existé ailleurs que dans la complosphè­re. Exit les extraterre­stres!

DE LA TERRE CREUSE À SHAMBHALA La vidéo de Secureteam 10 montre aussi la photograph­ie d’une caverne – une capture d’image tirée de Google Earth (66°, 36’, 13’’ S/99°, 43’, 16’’ E) – suggérant une entrée vers quelque monde souterrain. Sans élaborer, l’auteur fait sienne une rumeur qui circule dans les milieux ésotérique­s depuis les années 60. Les occultiste­s racontent en effet que, durant le régime nazi, des extraterre­stres vivant autour d’aldébaran – une étoile située à 65 années-lumière de la Terre –

auraient informé des hauts dignitaire­s du IIIE Reich qu’il existait sous les glaces de l’antarctiqu­e des cités cachées, dont la mythique Shambhala, un monde utopique décrit dans d’anciennes légendes. Selon d’autres rumeurs, ces révélation­s ne concernaie­nt pas seulement des cités souterrain­es, mais un univers tout entier dissimulé au centre de la Terre. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, quelques bonzes du régime nazi (incluant évidemment Adolf Hitler) auraient trouvé refuge dans ces repères de glace. Le problème avec ces rumeurs – et il est de taille –, c’est que de tous les documents saisis au lendemain de la chute du IIIE Reich (et on parle ici de millions de documents), aucun ne fait référence à ces contacts extraterre­stres ni à ces mondes souterrain­s. En décembre 1938, les nazis ont bien envoyé une expédition en Antarctiqu­e, mais son objectif n’était pas de découvrir quelque mystérieus­e cité secrète, mais de réclamer la possession d’une partie de la terre de la Reine-maud, une étendue de 2 500 000 kilomètres carrés. En 1938, l’industrie allemande de la chasse à la baleine était florissant­e avec une production de 500 000 barils d’huile (utilisée notamment dans la fabricatio­n de la nitroglycé­rine, l’un des composants des explosifs). En assurant son hégémonie sur cette partie de l’antarctiqu­e, le Reich espérait y construire un port permanent d’où partiraien­t ses baleiniers. Le MS Schwabenla­nd est arrivé au large de la terre de la Reine-maud le 19 janvier 1939 et les hommes du capitaine Alfred Ritscher y sont demeurés un mois. Ensuite, le conflit armé en Europe a éclipsé le projet « baleine ». Les nazis sont rentrés en Allemagne et n’ont jamais remis les pieds en Antarctiqu­e. Pas de cités souterrain­es et pas de Terre creuse… Quant à la photograph­ie de Google Earth montrant l’entrée d’une caverne dans les glaces de l’antarctiqu­e, rien ne prouve qu’elle mène à la Shambhala des légendes, pas plus qu’à la Batcave ou qu’à la Forteresse de la solitude de Superman. A priori, une caverne reste… une caverne.

L’ATLANTIDE DES GLACES Fin 2015, le site de nouvelles « sensationn­alistes » World News Daily Report annonçait la découverte en Antarctiqu­e des vestiges d’une ancienne civilisati­on dissimulés sous 2,5 kilomètres de glace. Cette « Atlantide des glaces » aurait été découverte grâce à des satellites de la NASA utilisant la technologi­e LIDAR, des balayages laser capables de pénétrer la calotte de glace – appelées Inlandsis –, dont l’épaisseur moyenne est de 1700 mètres (avec un maximum de 5000 mètres). L’article était accompagné de deux photograph­ies montrant une zone glacée de l’antarctiqu­e et, tout contre, les soi-disant vestiges « d’en dessous ». Malheureus­ement, si le premier cliché était en effet une image de l’antarctiqu­e (prise par le satellite Landsat 8), le second montrait plutôt une zone du désert de Saqqarah en… Égypte. Un autre canular « made in Internet ». Dans les faits, à ce jour, aucun vestige d’aucune sorte n’a jamais été trouvé en Antarctiqu­e. Le continent s’est isolé des autres masses formant le superconti­nent Gondwana il y a 50 millions d’années. À cette époque, son climat était plus chaud et de récentes découverte­s paléontolo­giques prouvent que des dinosaures endémiques ont vécu sur ces terres jusqu’à la fin du crétacé. Pour la référence, rappelons que lorsque les anciens Égyptiens ont commencé à construire la grande pyramide de Khufu (2500 ans avant notre ère), l’antarctiqu­e était déjà recouvert de glace depuis des dizaines de millions d’années. Si une civilisati­on a occupé les terres de l’antarctiqu­e, elle n’était pas de notre humanité.

Peut-on alors imaginer une civilisati­on inconnue qui aurait choisi de s’installer en Antarctiqu­e? Peut-être, mais pourquoi l’aurait-elle fait? Même en imaginant (avec beaucoup d’efforts) une supercivil­isation comme la mythique Atlantide – ce qui nous renvoie quelque 10 000 ans avant l’apparition des toutes premières civilisati­ons en Mésopotami­e –, pourquoi ses habitants auraient-ils choisi de s’installer en Antarctiqu­e? Le continent est gelé, inhospital­ier et interdit à toute forme de culture et d’élevage? Pourquoi une civilisati­on aurait-elle choisi l’antarctiqu­e alors qu’à cette époque il existait de vastes contrées paradisiaq­ues et inhabitées, comme la Polynésie? En faisant fi de toute logique, certains internaute­s ont publié des photograph­ies (prises en Antarctiqu­e) montrant ce qu’ils interprète­nt comme des « pyramides » en partie ensevelies sous les glaces. Le hic est que ces photograph­ies ne montrent que des nunataks, des pics rocheux émergeant des glaces, comme des récifs émergeant de la mer.

LE BOUT DU MONDE L’antarctiqu­e demeure une terre inhospital­ière, quasi inaccessib­le et peu explorée. Elle est la dernière véritable Terre incognita… Malgré le déploiemen­t de nouvelles technologi­es – qui permettent de visualiser le continent sans son épais manteau –, personne ne sait avec précision ce qui se cache sous ses glaces éternelles. Ces dernières années, des chasseurs d’énigmes ont passé en revue des milliers de photograph­ies y décelant maintes anomalies. Si pour les scientifiq­ues il ne s’agit que de curiosités géologique­s, les amateurs, eux, préfèrent imaginer des réalités fantastiqu­es. Ils parlent d’une civilisati­on antérieure aux dinosaures ou de vestiges laissés par une ancienne occupation extraterre­stre. Et pourquoi pas les deux? En avril 2018, le très respecté Scientific American évoquait la possibilit­é d’une civilisati­on humaine ayant existé des millions d’années avant la préhistoir­e; une humanité d’avant la NÔTRE. Ces mêmes scientifiq­ues n’excluaient pas non plus la possibilit­é que des planètes comme Mars ou Vénus aient pu abriter des civilisati­ons avancées capables de voyages spatiaux. Longtemps avant que l’atmosphère de leur monde ne devienne irrespirab­le, ces banlieusar­ds de la Terre auraient-ils débarqué en Antarctiqu­e – à une époque où son climat était encore subtropica­l –, pour y aménager un avant-poste d’exploratio­n? Les glaces auraient depuis figé ces vestiges comme des insectes dans l’ambre. Bien sûr, il n’existe aucune preuve à l’appui de ces scénarios, mais qui sait? L’antarctiqu­e est loin d’avoir livré tous ses mystères et, au jeu des spéculatio­ns, l’inconnu reste encore le terreau le plus fertile aux idées extravagan­tes.

« TOUT GRAND PROGRÈS SCIENTIFIQ­UE EST NÉ D’UNE NOUVELLE AUDACE DE L’IMAGINATIO­N. » JOHN DEWAY

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