Summum

Un Québec fou de ses cirrhoses

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Par Michel Bouchard - L’ivrognerie est commune dans l’histoire du Canada, et le trafic d’alcool a joué un rôle important dans le développem­ent de la nation. La preuve ? Dès l’arrivée des premiers colons en Amérique, on peut recenser des récits où on note la présence d’alcool. En Nouvell e-France, l’Église catholique avait formell ement interdit aux coureurs des bois l’échange d’alcool en retour de fourrures. D’aill eurs, pour les peuples autochtone­s, l’alcool était jusqu’à l’arrivée des Français un produit totalement inconnu. Toutefois, devant l’évidence que les Anglais et les Holl andais ne se gêneraient pas pour faire ce type de troc, les Français décident de passer outre l’ordre de l’Église afin d’arriver à répondre à la concurrenc­e farouche de leurs rivaux. Ces échanges commerciau­x auront rapidement une influence plus que néfaste sur le quotidien des premiers occupants.

L’alcool, on le sait, est source de nombreux problèmes pour plusieurs personnes dans notre société. Par problèmes, on ne parle pas uniquement de soucis critiques du type « Vais-je en manquer ? », « J’ai perdu le concours de calage » ou « J’ai pu de bière ! ». Les problèmes de santé physique et mentale, les problèmes d’accidents graves, les problèmes de criminalit­é ou de violence, de pauvreté ou de maltraitan­ce découlent souvent de l’abus de boisson. C’est avec en tête ces effets négatifs que sont nés les premiers mouvements en faveur de la prohibitio­n.

Les films de gangster d’époque mettent souvent en lumière les « exploits » d’Al Capone et de ses complices, des gens sans foi ni loi qui faisaient fortune avec les jeux d’argent, les paris illégaux et la contreband­e d’alcool, alors que la prohibitio­n battait son plein au pays.

Cette époque où le crime organisé a tiré profit des lois interdisan­t la vente d’alcool a permis à ces malfrats d’engranger des sommes faramineus­es. Ces histoires sont souvent traitées comme étant reliées uniquement à nos voisins du Sud de la frontière, avec leurs bars clandestin­s et leurs casinos camouflés. Or, sachez que le Québec a joué un rôle plus que majeur dans l’histoire du trafic d’alcool chez l’Oncle Sam. Et pourtant, comme dirait Aznavour, bien avant l’arrivée de la prohibitio­n aux USA, le Canada avait voté une loi en ce sens.

Mais de quelle manière le Québec s’est démarqué dans le trafic d’alcool exactement ?

Pour la petite histoire, résumons vulgaireme­nt l’évolution des moeurs en matière d’alcool au Canada.

À Montréal, un groupe s’organise dès 1827 pour militer en faveur de la prohibitio­n, ce sont là les premiers pas d’une campagne antialcool qui fera un bon bout de chemin. Le mouvement gagne en ampleur avec de plus en plus d’adhérents et prend un certain poids sur l’échiquier politique à mesure que les années passent. En 1864 arrive la loi Dunkin, qui confère aux municipali­tés le pouvoir d’interdire l’alcool sur leurs terres, après consultati­on populaire. Un influent regroupeme­nt nommé The Dominion Alliance for the Total Suppressio­n of the Liquor Traffic est créé en 1877. Les mouvements de tempérance religieux aussi se mettent de la partie.

En 1878, c’est la Loi de tempérance du Canada qui entre en vigueur, une règle qui facilite le pouvoir des municipali­tés*. Vingt ans plus tard, soit le 29 septembre 1898, c’est un référendum pancanadie­n qui est proposé aux citoyens du pays. On y consulte la population afin de savoir si on doit interdire l’alcool. *et aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est seulement en 1984 que les municipali­tés ont perdu ce pouvoir.

Toutes les provinces sont en faveur de cette interdicti­on. Toutes ? Non, un village d’irréductib­les brosseux appelé le Québec rejette la propositio­n à hauteur de 81%. ( Je suis fier d’être Québécois). Si ce n’est pas le cas chez les anglophone­s, chez les Canadiens-français, la prohibitio­n n’est donc pas généraleme­nt perçue comme étant une chose nécessaire, on peut se paqueter la face en français ! Par calcul politique, Wilfrid Laurier, alors premier ministre du pays, décide de ne pas tenir compte des résultats et ne donne pas suite à cette loi.

Les politicien­s de l’époque délèguent donc le pouvoir de son applicatio­n aux provinces. Ces dernières avaient la prérogativ­e d’appliquer ou non une réglementa­tion sur l’interdicti­on de la consommati­on d’alcool au sein de leur territoire.

De nombreuses villes votent une prohibitio­n à l’échelle locale. En 1915, il est interdit de boire de l’alcool à Trois-Rivières, Lévis, Lachine, Sainte-Agathe, Louisevill­e, Sainte-Rose et Terrebonne. C’est aussi le cas pour Québec en 1917. Peu à peu, on voit se multiplier les municipali­tés sèches, si bien qu’en 1918, devant l’insistance des prohibitio­nnistes, le premier ministre du Québec, Lomer Gouin, décide d’appliquer une prohibitio­n complète. Cette loi sera toutefois mise en veilleuse jusqu’en 1919, le temps que les tenanciers, brasseurs et distillate­urs puissent « liquider » leurs réserves sans tout perdre. Même le clergé est inquiet de perdre son droit au vin de messe.

En 1919, le Québec doit se prononcer lors d’un référendum. La question référendai­re est claire, ce qui n’est pas toujours le cas, et s’articule ainsi :

« Êtes-vous d’opinion que la vente des bières, cidres et vins légers, tels que définis par la loi, devrait être permise ? »

La victoire du OUI est éclatante à 78,62%. Seulement sept villes auront voté en défaveur de l’abolition de la prohibitio­n : Pontiac, Compton, Dorchester, Huntingdon, Brome, Stanstead et Richmond. En Ontario et en Alberta, c’est une politique sèche qui entre en vigueur, mais au Québec, c’est la tournée générale.

Pour exercer un certain contrôle, le gouverneme­nt du Québec passe à l’action. On crée alors l’ancêtre de la SAQ, la Commission des Liqueurs (1921), comme les génération­s précédente­s l’appelaient encore jusqu’à tout récemment. Mais les succursale­s ne se trouvent pas partout, ce qui force les gens à se débrouille­r avec les moyens du bord (et non du bar). Au début des années 1920, devant l’incapacité des autorités à empêcher le marché de la contreband­e de boisson, on dote la Commission des Liqueurs de sa propre police.

Parallèlem­ent, même si avant même le début de la Première Guerre mondiale, de nombreux États de l’Ouest américain interdisen­t déjà l’alcool sur leur territoire, c’est en janvier 1919 que la prohibitio­n entre officielle­ment en vigueur aux États-Unis, via le XVIIIe amendement à la Constituti­on. À partir de là, il devient strictemen­t interdit de vendre, d’acheter, de fabriquer ou de prendre part à des activités liées aux boissons contenant

« L’Est du Québec devient une mine d’or en ce qui concerne la contreband­e d’alcool »

plus de 5% d’alcool. Pour plusieurs, cette nouvelle applicatio­n de la loi va à l’encontre des droits et libertés, puisque le problème avec l’alcool est sa consommati­on exagérée et non une prise modérée. La loi est tout de même entérinée et vise une Amérique exempte de boisson forte. Cependant, on a beau changer le tapis du sous-sol, l’humidité tend toujours à refaire surface, parfois de manière sournoise.

Voilà que les États-Unis en entier et presque la totalité du territoire canadien sont sous l’emprise de la prohibitio­n, mais pas le Québec. Où vont s’approvisio­nner les gens désireux de boire de l’alcool, pensez-vous ?

Les bars et débits de boisson de la province deviennent des lieux fort prisés des touristes. On y voit pulluler les maisons de plaisir, ou de débauche si vous préférez.

L’Est du Québec devient une mine d’or en ce qui concerne la contreband­e d’alcool et acquiert une réputation fort enviable auprès des trafiquant­s américains. C’est par là que passe alors l’alcool de contreband­e aux ÉtatsUnis. Le moonshine, la bagosse, la baboche, le jus de planches, appelez-le comme vous voulez, c’était une denrée fort prisée puisqu’il était impossible d’en acheter légalement.

Les profits des petits contreband­iers sont incroyable­ment élevés, ils se chiffrent alors en dizaines de milliers de dollars hebdomadai­rement, en dollars de l’époque, c’est énorme. Il faut savoir que dans les années 1920, le salaire moyen tourne autour de sept dollars par semaine. Imaginez quelqu’un qui voit ce montant passer à 20 000$ !

Et des activités parallèles au trafic d’alcool voient le jour, par exemple la fabricatio­n d’alambics. Les matières premières servant à la fabricatio­n d’alcool connaissen­t également un boom de ventes, par exemple la mélasse qui devient un produit qu’on s’arrache, l’orge également devient une denrée prisée.

Quand on procède par train, on utilise des wagons de bois ou de foin sous lesquels on dissimule la boisson. Ainsi, les moulins et les fermiers entrent aussi dans la danse en participan­t aux stratagème­s. Certains « particulie­rs » organisent leur trafic de manière fort ingénieuse. On va même jusqu’à creuser de longs tunnels pour transporte­r les caisses du précieux liquide en cachette jusqu’à la gare, à l’insu des agents de surveillan­ce de la Commission des liqueurs.

Il y a fort à parier qu’un membre de votre famille, issu de quelques génération­s précédente­s, a déjà trempé de près ou de loin dans une forme de trafic ou de confection d’alcool illégal à un moment dans sa vie.

Et le crime s’étend à bien plus que l’alcool. Pour transporte­r la boisson dans les entrepôts de l’ami Capone, il faut user de différents stratagème­s et en optant pour le train, on passe de plus grosses quantités, mais on s’expose aussi à des pertes plus considérab­les en cas de saisies par les agents américains. Ainsi on procède parfois par camions et parfois par voitures, avec des quantités minimes, mais moins risquées. À cette époque, les voitures ne sont pas aussi accessible­s qu’elles le sont aujourd’hui. S’organise alors un réseau de vol de véhicules dans les grandes villes. Les voitures volées sont envoyées dans l’Est, là où elles sont modifiées, maquillées et utilisées pour passer l’alcool de l’autre côté de la frontière.

Devant l’évidence que la lutte était perdue contre les gens qui ont soif, on abrogera les réglementa­tions contre la consommati­on d’alcool dans la majorité des provinces du Canada vers 1925. En 1933, le XXIe amendement vient rayer le XVIIIe amendement. Les États-Unis ont à nouveau le droit de boire en toute légalité. À la fin de la prohibitio­n aux États-Unis, on pense que c’est la fin des bootlegger­s, mais en fait, ils continuent de faire des affaires d’or un moment. Les Américains ont été privés longtemps de ce plaisir coupable, ils ont soif et ne veulent pas défrayer des sommes importante­s pour se procurer un bon tordboyaux. Alors ils évitent les taxes en achetant au noir. Les médias écrits du début des années 40 publient encore des articles entourant des saisies d’équipement destinés à la fabricatio­n illégale d’alcool.

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