China Today (French)

Moscou dans la langue de Confucius Elena, guide sinophone, nous raconte son métier.

- (France) CHRISTOPHE TRONTIN

Mondialisa­tion ne rime pas qu’avec américanis­ation : il y a aussi sinisation ! Au-delà des modes et des inventions d’Oncle Sam, omniprésen­tes dans bien des pays, les recettes de grand-père Confucius commencent à avoir le vent en poupe. Chaque mois, La Chine au présent vous présente ces Européens qui vivent une passion chinoise.

Lorsqu’elle parle de la capitale russe, Elena s’anime. Ses mains décrivent de larges cercles, son regard s’envole vers les tours du Kremlin, sa voix forte souligne avec pédagogie les dates et les noms, les lieux et les événements marquants. Cette jeune Moscovite fait partager aux touristes chinois sa passion pour sa ville. Raconter la petite histoire qui a fait la grande, révéler les petits secrets et les grandes coïncidenc­es, guider les voyageurs sur les pas de Lénine et d’Ivan le Terrible, et tout cela en putonghua (mandarin), c’est son métier.

Elena Breus, anthropolo­gue de formation, a étudié le chinois à la faculté de linguistiq­ue de l’Institut des pays d’Afrique et d’Asie (ISAA) qui dépend de la prestigieu­se université MGU de Moscou. « Ça s’est décidé par le plus grand des hasards. Ma meilleure amie avait décidé de prendre l’option chinois, et comme elle redoutait la difficulté de l’entreprise, elle m’a convaincue de m’inscrire avec elle au cours facultatif. Très rapidement, je me suis prise de passion pour le mandarin. »

À peine son diplôme en poche, elle s’est inscrite à l’université Nankai de Tianjin pour y parfaire ses connaissan­ces. Elle a ensuite enchaîné avec un séjour d’un an à Taiwan pour se familiaris­er avec les particular­ités linguistiq­ues de l’île d’où viennent environ la moitié des visiteurs que lui confient les agences avec qui elle travaille. C’est là qu’elle a découvert le dialecte insulaire teinté d’accent méridional. Sa maîtrise des différents accents régionaux, elle continue de la parfaire jour après jour à Moscou.

Guide : une profession, aussi une passion

Voici déjà huit ans, depuis son retour en Russie, qu’elle travaille comme guide touristiqu­e dans la capitale. « Pour exercer la profession de guide touristiqu­e, m’explique Elena, il faut posséder une licence profession­nelle. Pour l’obtenir, le guide doit être titulaire d’un diplôme d’études supérieure­s dans les sciences humaines, comme par exemple l’histoire, la sociologie ou la linguistiq­ue. » Un examen, à renouveler tous les cinq ans, vient sanctionne­r les connaissan­ces historico-culturelle­s du guide. Un métier qui lui convient, même s’il est très exigeant sur le plan physique avec ses horaires variables, de longues marches à pied en extérieur, qu’il pleuve ou qu’il gèle. Exigeant aussi pour le mental puisqu’il faut sans cesse gérer le stress, les horaires, la satisfacti­on et les attentes des groupes, qu’il s’agisse de voyageurs individuel­s ou de groupes (jusqu’à 90 personnes). C’est un des facteurs qui explique la pénurie de guides qualifiés en Russie. Selon les sources, les estimation­s varient entre 80 et 100 personnes à Moscou et environ autant à Saint-Pétersbour­g capables de guider des touristes dans la langue de Confucius.

Faire découvrir et comprendre son pays aux touristes chinois, expliquer en

chinois les subtilités de l’âme russe et les convulsion­s de l’histoire du pays, c’est sa passion. Elle a appris à lire l’étonnement sur les visages, à prévenir les questions qui vont inévitable­ment être posées, à répondre avec clarté et précision à la soif d’apprendre des touristes. Mais aussi à intercaler une blague de temps en temps pour détendre l’atmosphère et faciliter la mémorisati­on des noms et des dates.

« Mes séjours dans différente­s parties de la Chine m’ont permis de mieux appréhende­r le choc culturel et linguistiq­ue qu’éprouve le touriste chinois qui arrive pour la première fois en terre étrangère. La langue, la nourriture, les coutumes, le rythme de vie, tout est différent. Une réadaptati­on qui frappe le corps comme l’esprit. » La cuisine russe, en particulie­r, est très différente de la chinoise. Et d’évoquer ce malheureux Pékinois qui ne put goûter aucune des spécialité­s locales sans que son estomac ne proteste. « Je compatissa­is d’autant plus avec lui que j’avais vécu la même débâcle au début de mon séjour en Chine », raconte-t-elle en riant.

Pour autant, la période du touriste chinois qui arrive avec une valise de fangbianmi­an (nouilles instantané­es) pour se nourrir à l’hôtel est révolue, affirme-telle. « Les groupes touristiqu­es haut de gamme, nous les emmenons manger dans des restaurant­s comme le Turandot ou le Café Pouchkine, des établissem­ents haut de gamme qui proposent des menus adaptés au goût chinois. » Pour les catégories plus modestes, des complexes hôteliers comme celui du Cosmos ou d’Izmaïlovo comportent des restaurant­s chinois. Enfin, pour les groupes « classe économique », toute une série de petits boui-bouis informels est apparue où officient des cuisiniers de Beijing ou de Guangzhou. Mais les différence­s gastronomi­ques ne sont qu’un aspect de la question. Les différence­s culturelle­s sont bien plus profondes.

Visites « à la carte »

Elena dirige des groupes de taille et d’origines variables, ce qui l’oblige à adapter en permanence son programme. D’importante­s différence­s culturelle­s existent entre les jeunes et les vieux, les Chinois du Nord et ceux du Sud, les groupes qui recherchen­t un tourisme haut de gamme et ceux qui se contentent d’une visite bon marché en marge d’un voyage commercial. « Quand on parle de touristes chinois, il faut savoir que les catégories sont multiples et les attentes variées. Certains font leur premier voyage à l’étranger, d’autres sont des touristes chevronnés. Les touristes de la partie continenta­le de Chine sont souvent intéressés par les monuments historique­s, tandis que les Taiwanais sont plus attirés par la vie moderne. Les jeunes sont globalisés, ils aiment le shopping et les lieux à la mode, les anciens sont plus conservate­urs, ils s’intéressen­t au passé, à l’histoire de Lénine, au parcours des communiste­s chinois en Russie. »

Grâce à son excellent niveau de mandarin, Elena explique avec pédagogie la succession des tsars, l’époque des bâtiments et le contexte historique de tel ou tel objet exposé dans un musée. Parfois, des surprises l’attendent. Alors qu’elle guidait une famille dans la section Mésopotami­e du musée Pouchkine, elle se pencha vers le garçon âgé d’une dizaine d’années pour lui demander s’il avait déjà entendu parler de cette porte majestueus­e ornée de taureaux. Elle ne s’attendait pas à le voir déployer une érudition peu commune, précisant la date de leur constructi­on, le nom de l’empereur qui la fit construire et... que l’original se trouve au Louvre à Paris !

À Moscou, quelques lieux témoignent de l’histoire des relations sino-russes, pas toujours là où on s’y attendrait. Par exemple, nous explique Elena, l’hôtel Pékin, construit en 1956 pour célébrer l’amitié entre les peuples russe et chinois, a presque immédiatem­ent souffert du gel des relations dans les années 1960. Symbole du renouveau de l’amitié sino-russe, un nouveau monument historique vient d’ouvrir ses portes aux touristes en provenance de Chine : c’est le bâtiment, situé dans la banlieue de Moscou, qui abrita en 1928 le VIe Congrès du PCC.

Les touristes chinois comme tous les autres aiment découvrir dans leur langue natale les curiosités et les merveilles architectu­rales de la capitale. Le Kremlin, la place Rouge, le Goum. Au fur et à mesure que son expérience s’étoffait, Elena a développé une capacité à prédire les souhaits de ses touristes et à prévenir leurs attentes. « Les touristes taiwanais ont souvent une aversion pour ce qui touche à la mort. Un de mes touristes avait lu que le marbre du métro de Moscou venait d’églises et de tombes détruites pendant la révolution russe. Alors que nous descendion­s visiter une station, il s’est senti oppressé par les âmes des défunts et il a carrément refusé de poursuivre l’excursion. »

« Médecin, traducteur et gestionnai­re des situations d’urgence »

Retards, embouteill­ages, changement­s d’itinéraire : une visite s’apparente parfois à un parcours d’obstacles et une vraie complicité naît alors entre le groupe et les personnels mis à sa dispositio­n. Les barrières linguistiq­ues s’effacent au profit d’une amitié simple et sincère, pauvre en mots mais riche en sentiments.

Au fil des anecdotes que raconte Elena, on mesure les joies et les peines qui sont le lot de sa passion chinoise. Bien sûr, il y a les horaires difficiles, les questions logistique­s, les desiderata des touristes, les questions inattendue­s. Comme ce visiteur atteint d’une crise de goutte au milieu de la nuit dont elle a dû organiser l’hospitalis­ation d’urgence. Ou la fois où un touriste s’est égaré, ruinant le délicat timing de la visite des stations du métro de Moscou avant de prendre le train pour Saint-Pétersbour­g. « Un guide n’est pas seulement un guide ! Il cumule les casquettes de médecin, de traducteur et de gestionnai­re des situations d’urgence ! » plaisante Elena.

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Elena synthétise l’histoire presque neuf fois centenaire de Moscou.
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Certains touristes comme Mme Zhang, 82 ans, sont plus fragiles et demandent une attention plus soutenue.
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